Souvenirs d'égotisme autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski. Stendhal

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Название Souvenirs d'égotisme autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski
Автор произведения Stendhal
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066079345



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bonheur à me promener fièrement dans une ville étrangère, où je suis arrivé depuis une heure et où je suis sûr de n’être connu de personne. Depuis quelques années ce bonheur commence à me manquer. Sans le mal de mer, j’irais voyager en Amérique. Me croirait-on? Je porterais un masque, je changerais de nom avec délices. Les mille et une nuits que j’adore occupent plus du quart de ma tête. Souvent je pense à l’anneau d’Angélique; mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond et de me promener ainsi dans Paris.

      Je viens de voir, en feuilletant, que j’en étais à M. de Tracy.

      M. de Tracy, fils d’une veuve, est né vers 1765[55] avec trois cent mille francs de rente. Son hôtel était rue de Tracy, près la rue Saint-Martin.

      Il fit le négociant sans le savoir, comme une foule de gens riches de 1780. M. de Tracy fit sa rue et y perdit 2 ou 300,000 fr. et ainsi de suite. De façon que je crois bien qu’aujourd’hui cet homme (si aimable quand, vers 1790, il était l’amant de Mme de Praslin), ce profond raisonneur a changé ses trois cent mille livres de rente en trente au plus.

      Sa mère, femme d’un rare bon sens, était tout à fait de la cour; aussi, à vingt-deux ans, ce fils fut colonel et colonel d’un régiment où il trouva parmi les capitaines un Tracy, son cousin, apparemment aussi noble que lui, et auquel il ne vint jamais dans l’idée d’être choqué de voir cette poupée de vingt-deux ans venir commander le régiment où il servait.

      Cette poupée qui, me disait plus tard Mme de Tracy, avait des mouvements si admirables, cachait cependant un fond de bon sens. Cette mère, femme rare, ayant appris qu’il y avait un philosophe à Strasbourg (et remarquez, c’était en 1780, peut-être, non pas un philosophe comme Voltaire, Diderot, Raynal) ayant appris, dis-je, qu’il y avait à Strasbourg un philosophe qui analysait les pensées de l’homme, images ou signes de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a senti, comprit que la science de remuer ces images, si son fils l’apprenait, lui donnerait une bonne tête.

      Figurez-vous quelle tête il devait avoir en 1785: un fort joli jeune homme, fort noble, tout à fait de la cour, avec trois cent mille livres de rente.

      Mme la marquise de Tracy fit placer son fils dans l’artillerie, ce qui, deux ans de suite, le conduisit à Strasbourg. Si jamais j’y passe, je demanderai quel était l’Allemand philosophe célèbre là, vers 1780.

      Deux ans après, M. de Tracy était à Rethel, je crois, avec son régiment qui, ce me semble, était de dragons, chose à vérifier sur l’almanach Royal du temps[56].

      M. de Tracy ne m’a jamais parlé de ces citrons; j’ai su leur histoire par un autre misanthrope, un M. Jacquemont, ancien moine, et, qui plus est, homme du plus grand mérite. Mais M. de Tracy m’a dit beaucoup d’anecdotes sur la première France réformante, M. de Lafayette y commandait en chef[57].

      Une haute taille et, en haut de ce grand corps, une figure imperturbable, froide, insignifiante comme un vieux tableau de famille, cette tête couverte d’une perruque à cheveux courts, mal faite; cet homme vêtu de quelque habit gris mal fait, et entrant, en boitant un peu et s’appuyant sur son bâton, dans le salon de Mme de Tracy qui l’appelait: mon cher Monsieur, avec un son de voix enchanteur, était le général de Lafayette en 1821, et tel nous l’a montré le Gascon Scheffer dans son portrait fort ressemblant.

      Ce cher Monsieur de Mme de Tracy, et dit de ce ton, faisait, je crois, le malheur de M. de Tracy. Ce n’est pas que M. de Lafayette eût été bien avec sa femme, ou qu’il se souciât, à son âge, de ce genre de malheur, c’est tout simplement que l’admiration sincère et jamais jouée ou exagérée de Mme de Tracy pour M. de Lafayette constituait trop évidemment celui-ci le premier personnage du salon.

      Quelque neuf que je fusse en 1821 (j’avais toujours vécu dans les illusions de l’enthousiasme et des passions) je distinguai cela tout seul.

      Je sentis aussi, sans que personne m’en avertît, que M. de Lafayette était tout simplement un héros de Plutarque. Il vivait au jour le jour, sans trop d’esprit, faisant, comme Epaminondas, la grande action qui se présentait.

      En attendant, malgré son âge (né en 1757, comme son camarade du jeu de Paume, Charles X), uniquement occupé de serrer par derrière le jupon de quelque jolie fille (vulgo prendre le c..) et cela souvent et sans trop se gêner.

      En attendant les grandes actions qui ne se présentent pas tous les jours et l’occasion de serrer les jupons des jeunes femmes qui ne se trouve guère qu’à minuit et demi, quand elles sortent, M. de Lafayette expliquait sans trop d’inélégance le lieu commun de la garde nationale. Ce gouvernement est bon, et c’est celui, le seul, qui garantit au citoyen la sûreté sur la grande route, l’égalité devant le juge, et un juge assez éclairé, une monnaie au juste titre, des routes passables, une juste protection à l’étranger. Ainsi arrangée, la chose n’est pas trop compliquée.

      Il faut avouer qu’il y a loin d’un tel homme à M. de Ségur, le grand maître; aussi la France, et Paris surtout, sera-t-il exécrable chez la postérité pour n’avoir pas reconnu le grand homme.

      Pour moi, accoutumé à Napoléon et à Lord Byron, j’ajouterai à Lord Brougham, à Monti, à Canova, à Rossini, je reconnus sur-le-champ la grandeur de M. de Lafayette et j’en suis resté là. Je l’ai vu dans les journées de Juillet avec la chemise trouée; il a accueilli tous les intrigants, tous les sots, tout ce qui a voulu faire de l’emphase. Il m’a moins bien accueilli, moi, il a demandé ma dépouille (pour un grossier secrétaire, M. Levasseur). Il ne m’est pas plus venu dans l’idée de me fâcher ou de moins le vénérer qu’il me vient dans l’idée de blasphémer contre le soleil lorsqu’il se couvre d’un nuage.

      M. de Lafayette, dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, a le même défaut que moi: il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arrive dans le salon de Mme de Tracy, où elle est l’aînée de ses petites-filles, Mlles Georges Lafayette, de Lasteyrie, de Maubourg; il se figure qu’elle le distingue, il ne songe qu’à elle, et ce qu’il y a de plaisant, c’est que souvent il a raison de se figurer. Sa gloire européenne, l’élégance foncière de ses discours, malgré leur apparente simplicité, ses yeux qui s’animent dès qu’ils se trouvent à un pied d’une jolie poitrine, tout concourt à lui faire passer gaiement ses dernières années, au grand scandale des femmes de trente-cinq ans, Mme la marquise de M...n..r (C...s..l), Mme de P.rr.t et autres, qui viennent dans ce salon.

      Tout cela ne conçoit pas que l’on soit aimable autrement qu’avec les petits mots fins de M. de Ségur ou les réflexions scintillantes de M. Benjamin Constant.

      M. de Lafayette est extrêmement poli et même affectueux pour tout le monde, mais poli comme un roi. C’est ce que je disais à Mme de Tracy, qui se fâcha autant que la grâce incarnée peut se fâcher, mais elle comprit peut-être dès ce jour que la simplicité énergique de mes discours n’était pas la bêtise de Dunoyer, par exemple. C’était un brave libéral, aujourd’hui préfet moral de Moulins, le mieux intentionné, le plus héroïque peut-être et le plus bête des écrivains libéraux. Qu’on m’en croie, moi qui suis de leur parti, c’est beaucoup dire. L’admiration gobe-mouche de M. Dunoyer, du rédacteur, du censeur et celle de deux ou trois autres de même force environnait sans cesse le fauteuil du général qui, dès qu’il le pouvait, à leur grand scandale, les plantait là pour aller admirer de fort près, et avec des yeux qui s’enflammaient, les jolies épaules de quelque jeune femme qui venait d’entrer. Ces pauvres hommes vertueux (tous vendus depuis comme des.....[58] au ministre Périer, 1832) faisaient des mines plaisantes dans leur abandon et je m’en moquais, ce qui scandalisait ma nouvelle amie[59]. Mais il était convenu qu’elle avait un faible pour moi.

      «Il y a une étincelle en lui», dit-elle un jour à une dame, de celles faites pour admirer les petits mots lilliputiens à la Ségur, et qui se plaignait à elle de la simplicité sévère et franche avec laquelle je lui disais que tous ces ultra-libéraux étaient bien respectables