Название | Lettres à Mademoiselle de Volland |
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Автор произведения | Dénis Diderot |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066079130 |
Les habitants de ce pays ont beaucoup d'esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l'orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fessent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette. Elles s'accoutument ainsi, dès la plus tendre enfance, à tourner à tout vent. La tête d'un Langrois est sur ses épaules comme un coq d'église au haut d'un clocher: elle n'est jamais fixe dans un point; et si elle revient à celui qu'elle a quitté, ce n'est pas pour s'y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays; seulement le séjour de la capitale et l'application assidue m'ont un peu corrigé. Je suis constant dans mes goûts; ce qui m'a plus une fois me plaît toujours, parce que mon choix est toujours motivé: que je haïsse ou que j'aime, je sais pourquoi. Il est vrai que je suis porté naturellement à négliger les défauts et à m'enthousiasmer des qualités. Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice; je me détourne doucement des méchants, et je vole au-devant des bons. S'il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c'est là que mes yeux s'arrêtent; je ne vois que cela; je ne me souviens que de cela; le reste est presque oublié. Que deviens-je lorsque tout est beau? Vous le savez, vous, ma Sophie, vous le savez, vous, mon amie; un tout est beau, lorsqu'il est un; en ce sens Cromwell est beau, et Scipion aussi, et Médée, et Aria, et César, et Brutus. Voilà un petit bout de philosophie qui m'est échappé; ce sera le texte d'une de vos causeries sur le banc du Palais-Royal. Adieu, mon amie; dans huit jours d'ici j'y serai, je l'espère. Je ne vous écrirai pas que je vous aime; je vous le dirai, je vous le jurerai, vous le verrez, et vous serez heureuse et je le serai aussi; et la chère sœur ne le sera-t-elle pas?
XII
Langres, 14 août 1759.
J'ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi matin, de grand matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court intervalle de temps, j'ai éprouvé bien des sensations diverses. Imaginez que j'ai toujours été assis à table vis-à-vis d'un portrait de mon père, qui est mal peint, mais qu'on a fait tirer il y a seulement quelques années, et qui ressemble assez; que nos journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main, et que ces derniers moments se passent à remplir des malles de hardes qui ont été à son usage et qui peuvent être au mien. Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d'une manière si douce ont pourtant des instants bien cruels; bien cruels! j'ai tort, je suis à présent dans une mélancolie que je ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Je suis appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois. Ma sœur se relevait dix fois la nuit pour lui apporter des linges chauds, pour rappeler la vie qui commençait à s'éloigner des extrémités de son corps. Il fallait qu'elle traversât un long corridor pour arriver à cette alcôve, où il s'était réfugié depuis la mort de sa femme. Leur lit commun était resté vacant depuis onze ans. Pour soulager sa fille dans les soins continuels qu'elle lui rendait, il vainquit sa répugnance et vint se placer dans ce lit. En y entrant, il dit: Je me trouve mieux, mais je n 'en sortirai pas. Il se trompait: il mourut, ou plutôt il s'endormit pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille et quelques-uns de ses amis. Il s'échappa d'au milieu d'eux sans qu'ils s'en aperçussent.
L'acte de nos partages est signé d'hier. Les choses se sont passées comme je vous l'ai dit. J'ai signé le premier. J'ai donné la plume a mon frère, de qui ma sœur l'a reçue. Nous n'étions que nous trois. Cela fait, je leur ai témoigné combien j'étais touché de leur procédé. J'avais peine à parler, je sanglotais. Je leur ai demandé ensuite s'ils étaient satisfaits de moi; ils ne m'ont rien répondu; mais ils m'ont embrassé tous les deux. Nous avions tous les trois le cœur bien serré. J'espère qu'ils s'aimeront. Notre séparation qui s'approche ne se fera pas sans douleur; un autre sentiment lui succédera à mesure que j'approcherai d'Isle, et puis un autre à mesure que j'approcherai de Châlons, et encore un autre à mesure que j'avancerai vers Paris. Avant que de me retrouver entre vos bras, j'aurai vu le séjour habité par la femme du monde que j'aime le plus, et le séjour habité par la femme du monde que j'estime autant que j'aime la première, et ces deux femmes sont les deux sœurs. Adieu, ma Sophie, adieu, chère sœur; je n'ose me flatter que vous m'attendiez avec la même impatience que j'ai à vous aller rejoindre. Adieu, adieu. Si j'arrivais la veille de la Saint-Louis, ce bouquet en vaudrait bien un autre, n'est-il pas vrai, mon amie?
XIII
À Guémont près Vignory, 17 août 1759.
Ô l'heureux pays où il n'y a ni plume, ni encre, ni papier, que ce qu'il en faut au curé pour inscrire les noms des enfants qu'on y fait! Je suis à douze lieues de Langres, dans un village où c'est à la complaisance du pasteur que je dois le plaisir de causer avec ma Sophie. Jamais amant peut-être ne s'est trouvé ici; jamais du moins un aussi tendre. Le saint homme qui m'a prêté le seul tronçon de plume qu'il ait me croit occupé de quelque grande affaire, et n'a-t-il pas raison? Quelle affaire plus grande pour moi que de vous apprendre que je revoie vers vous avec une joie dont l'excès ne peut se comparer qu'à la peine que j'eus à vous quitter? Je vous reverrai donc! mais encore un mot de ce curé, dont j'emploie, à vous dire que je vous aime à la folie, la même plume qui griffonne les prônes où il damnait ses pauvres idiots, pour avoir écouté leur cœur qui les prêchait bien mieux que lui.
Je me suis arraché à cinq heures du matin d'entre les bras de ma sœur. Combien nous nous sommes embrassés! combien elle a pleuré! combien j'ai pleuré aussi! Je l'aime beaucoup, et je crois en vérité que vous ne m'aimez pas plus qu'elle. L'abbé voyait cela, et il en était touché; je lui ai recommandé le bonheur de cette chère sœur, et à elle le bonheur de son frère. Elle s'acquittera bien de ce devoir. Je me suis offert à être le médiateur de leurs petits démêlés s'il en survient; et l'abbé, qui a lieu, m'a-t-il dit, de compter plus encore sur mon équité que sur mon affection, m'a accepté. Il a eu tort de dire comme cela; car en vérité il n'y a pas un homme de sa robe que j'estime plus que lui. Il est sensible; il est vrai qu'il se le reproche; il est honnête, mais dur. Il eût été bon ami, bon frère, si le Christ ne lui eût ordonné de fouler aux pieds toutes ces misères-là. C'est un bon chrétien qui me prouve à tout moment qu'il vaudrait mieux être un bon homme, et que ce qu'ils appellent la perfection évangélique n'est que l'art funeste d'étouffer la nature qui eût parlé en lui peut-être aussi fortement qu'en moi. Oh! que je suis content! Il est encore de bonne heure, et j'aurai le temps de causer avec vous tout à mon aise. Combien je vais vous dire de choses, tandis que ces bonnes gens me font sans apprêt une fricassée de poulet, qui sera mangée de bon appétit! Bonnes gens, n'allez pas si vite; j'ai une faim dévorante, mais j'aime encore mieux causer avec ma Sophie que manger. Que fait-elle? que dit-elle? que pense-t-elle? où me croit-elle? En quelque lieu du monde qu'elle me suppose, elle m'aime.
J'avais rapproché ce frère et cette sœur, je m'applaudissais de mon ouvrage; j'en jouissais; nous nagions tous les trois dans la joie lorsqu'un événement de rien a pensé tout détruire. Hier au soir il arrive, il voit des malles qui se remplissent; il prétend que je n'ai pas même daigné lui annoncer mon départ; que c'était un arrangement fait entre ma sœur et moi; qu'on le néglige; que l'on se cache de lui; qu'on lui tait tout; qu'on ne l'aime pas; qu'il le voit jusque dans les plus petites circonstances; et puis voilà mon homme qui se désole, qui étouffe,