Fenêtre sur le passé. Fernand Fleuret

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Название Fenêtre sur le passé
Автор произведения Fernand Fleuret
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066300838



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eussent d’héritier de leur chair, et ce fut grand peine à chacun.

      Une nuit que Messire Thibault reposait en son lit, tourmenté par ce chagrin, il se dit: D’où vient que j’aime tant cette femme et qu’elle m’aime, et que nous ne pouvons avoir d’enfant dont Dieu et le monde seraient servis? Il pensa à Monseigneur saint Jacques, l’apôtre de Galice qui exauce les vœux légitimes de ses sincères suppliants, et il promit en son cœur qu’il se mettrait en route.

      La Dame dormait alors. Quand elle fut éveillée, il la prit entre ses bras et lui demanda qu’elle lui accordât une faveur.

      –Sire, fit la Dame, laquelle?

      –Dame, vous le saurez quand vous me l’aurez accordée.

      –Sire, si la chose est en mon pouvoir, je vous la donnerai, quelle qu’elle soit.

      –Dame, ce serait que j’allasse demander à Monseigneur saint Jacques qu’il prie Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous accorder un fils dont Dieu soit servi en ce monde et la sainte Eglise rehaussée.

      –Sire, fit la Dame, cela est bien facile, et je vous l’accorde tendrement.

      Ils se montrèrent alors chacun satisfait. Un jour passa, puis deux, puis trois, et à ce troisième jour il advint qu’ils couchèrent ensemble. La Dame dit:

      –Sire, je vous prie de m’accorder une faveur.

      –Dame, fit-il, demandez-la, je vous l’accorderai si je le puis.

      –Sire, ce serait de vous accompagner en ce voyage.

      Quand Messire Thibault l’entendit, il en fut fort attristé, et il dit:

      –Dame, ce serait chose bien dure à votre corps: la route est longue, le pays dangereux et accidenté.

      –Sire, ne craignez rien, car vous seriez plus empêché du dernier de vos écuyers que de moi.

      Dame, fit-il, de par Dieu, je vous accorde votre faveur.

      Le jour du départ arriva, et la nouvelle s en répandit si bien que le comte de Ponthieu en fut averti. Il manda Monseigneur Thibault, et dit:

      –Thibault, vous êtes pèlerin voué, paraît-il, et ma fille aussi?

      –C’est vrai, Sire.

      –Thibault, c’est fort bien à vous, mais je crains pour ma fille.

      –Sire, fit Messire Thibault, je n’ai pu lui refuser.

      –Eh bien, Thibault, dit le comte, partez donc quand vous voudrez. Hâtez-vous de faire préparer vos palefrois et bêtes de somme, je vous pourvoirai bien de toutes choses.

      –Sire, fit Messire Thibault, grand merci!

      Là-dessus, s’étant équipés ils partirent en grande joie et cheminèrent si bien qu’il s’en fallut de deux journées qu’ils ne touchassent à leur but.

      Un soir qu’ils couchaient en une bonne ville, Messire Thibault appela son hôte et l’interrogea sur la route qu’ils auraient à suivre le lendemain.

      –Beau Sire, dit l’hôte, à la sortie de notre ville, vous trouverez un peu de forêt à passer, mais ensuite aurez bonne voie.

      Les lits préparés, ils allèrent se coucher. Le lendemain, comme il faisait beau, des pèlerins se levèrent avant le jour et menèrent grand bruit. Messire Thibault s’étant levé, lui aussi, se trouva un peu souffrant; il appela son chambellan, et lui dit:

      –Lève-toi et fais trousser notre bagage; tu resteras avec moi pour te charger de nos affaires, car je me sens un peu alourdi.

      Le chambellan transmit aux serviteurs l’ordre de leur maître, et ceux-ci s’en allèrent. Messire Thibault et sa femme tardèrent un peu, mais ils se levèrent enfin et se mirent en route. Il n’était pas encore jour, mais le temps était beau. Ils sortirent de la ville à eux trois, sans autre garde que celle de Dieu, et ils approchèrent de la forêt. Quand ils y furent, ils trouvèrent deux voies, l’une bonne, l’autre mauvaise. Et Messire Thibault dit à son chambellan:

      –Donne de l’éperon, attends nos gens et dis-leur qu’ils nous espèrent, car il ne convient pas qu’une Dame et son cavalier passent une forêt en si mince compagnie.

      Le chambellan s’en fut à grande allure, et Messire Thibault entra dans la forêt. Il trouva les deux voies, mais ne sut laquelle prendre.

      –Dame, fit-il, laquelle prendrons-nous?

      Et elle lui dit:

      –Sire, la bonne, s’il plaît à Dieu.

      En cette forêt étaient des brigands qui avaient encombré la bonne route et rendu large la fausse, de façon à faire dévier les pèlerins. Messire Thibault descendit pour se rendre compte, et dit, trouvant à la fausse voie meilleure apparence:

      –Par Dieu, Dame, suivons celle-ci.

      Ils s’y engagèrent donc, et allèrent de la sorte un quart de lieue. Le chemin commenca de se rétrécir et les basses branches d’embarrasser.

      –Dame, il me semble que nous n’allons guère bien?...

      Ayant ainsi parlé, Messire Thibault regarda devant lui et vit quatre larrons montés sur quatre grands chevaux, et chacun tenait une lance à la main. Il regarda alors en arrière et en vit quatre autres pareillement armés et équipés. Et il dit:

      –Dame, ne vous effrayez point de ce que vous voyez et pourrez voir.

      Lors, Messire Thibault salua les premiers, qui ne bronchèrent pas à son salut. Il leur demanda ensuite quelles étaient leurs intentions à son égard, et l’un d’eux répondit:

      –Nous vous le dirons bientôt...

      Le voleur s’avança, le glaive tendu, vers Messire Thibault et tenta de le frapper; mais Messire Thibault, qui vit le coup venir, s’en gara en se courbant, et, tandis que le voleur, emporté par son élan, se trouvait à portée, il saisait l’épée au vol et la lui enleva.. Il s’avança alors vers les trois autres, en frappa un par le milieu du corps et le tua. Puis il bondit en arrière, férit le premier qui était venu à lui, et le tua de même.

      Ainsi plut-il à Dieu que des huit brigands il en occit trois; mais les cinq derniers l’environnèrent et tuèrent son cheval. Messire Thibault tomba à terre sur le dos, sans blessure grave, toutefois. Comme il n’avait ni épée ni arme dont il pût se défendre, ils lui enlevèrent tous ses habits, éperons et houseaux et ne lui laissèrent que sa chemise; puis ils prirent une courroie d’épée de laquelle ils lui lièrent pieds et mains, et ils le jetèrent dans un buisson de ronces, dures et fort aiguës.

      Cela fait, ils vinrent à la Dame et lui ravirent son palefroi, et aussi tous ses habits, sauf la chemise. Elle était fort belle ainsi, bien qu’elle pleurât pitoyablement et qu’elle fût triste de la plus cruelle façon. Lors, un des larrons la contempla et dit aux siens:

      –Compagnons, j’ai perdu mon frère en cette affaire, aussi me faut-il cette femme en retour.

      –Et moi, dit un autre, j’ai perdu mon cousin-germain, autant ai-je à réclamer que vous, et j’ai, d’ailleurs, bien d’autres droits.

      Ainsi parlèrent le troisième, le quatrième et le cinquième. L’un dit alors:

      –A retenir la Dame, vous ne tirerez grand profit ni grande acquisition; menons-la donc plus avant dans la forêt et faisons d’elle notre volonté. Ensuite, nous la remettrons sur sa voie et la laisserons aller.

      Ils firent comme ils l’avaient dit, et la remirent dans le chemin.

      Messire Thibault la vit s’éloigner avec eux, et il en fut fort affecté, mais il n’y pouvait rien. Il ne sut aucun mauvais gré à la Dame de ce qui lui était advenu, car il savait bien qu’elle y avait été contrainte, et elle