Le livre de la pitié et de la mort. Pierre Loti

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Название Le livre de la pitié et de la mort
Автор произведения Pierre Loti
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066081607



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son amertume affreuse, cette souffrance, la dernière de toutes, de ne pouvoir plus faire sa toilette, de ne pouvoir plus lisser sa fourrure, se peigner comme font tous les chats avec tant de soin.

      Faire sa toilette! Je crois que, pour les bêtes comme pour les hommes, c'est une des plus nécessaires distractions de la vie. Les très pauvres, les très malades, les très décrépits qui, à certaines heures, se parent un peu, essayent de s'arranger encore, n'ont pas tout perdu dans l'existence. Mais ne plus s'occuper de son aspect, parce qu'il n'y a vraiment plus rien à y faire avant la pourriture finale, cela m'a toujours paru le dernier degré de tout, la misère suprême. Oh! les vieux mendiants qui ont déjà, avant la mort, de la terre et des immondices sur le visage, les êtres rongés par des lèpres visibles qui ne peuvent plus être lavées, les bêtes galeuses dont on n'a seulement plus pitié!

      Il me faisait tant de peine à regarder, ce chat à l'abandon, qu'après lui avoir envoyé à manger dans la rue, je finis un jour par m'approcher pour lui parler doucement. (Les bêtes arrivent très bien à comprendre les bonnes paroles, et y trouvent consolation.) Par habitude d'être pourchassé, il eut d'abord peur en me voyant arrêté devant lui; son premier regard fut méfiant, chargé de reproche et de prière: «Est-ce que tu vas encore me renvoyer, toi aussi, de ce dernier coin de soleil?» Puis, comprenant vite que j'étais venu par sympathie, et étonné de tant de bonheur, il m'adressa tout bas sa pauvre réponse de chat: «Trr! Trr! Trr!» en se levant par politesse, en essayant même de faire le gros dos, malgré ses croûtes, dans l'espoir que peut-être j'irais jusqu'à une caresse.

      Non, ma pitié, à moi qui seul au monde en éprouvais encore pour lui, n'allait pas jusque-là. Cette joie d'être caressé, il ne la connaîtrait sans doute jamais plus. Mais, en compensation, j'imaginai de lui donner la mort tout de suite, de ma main, et d'une façon presque douce.

      Une heure après, cela se passa dans l'écurie où Sylvestre, mon domestique, qui d'abord était allé acheter du chloroforme, l'avait attiré doucement, l'avait décidé à se coucher sur du foin bien chaud au fond d'une manne d'osier qui allait devenir sa chambre mortuaire. Nos préparatifs ne l'inquiétaient point; nous avions roulé une carte de visite en forme de cône, comme nous avions vu faire à des chirurgiens dans des ambulances; lui nous regardait, l'air confiant et heureux, pensant avoir enfin retrouvé un gîte et des gens qui auraient compassion, de nouveaux maîtres qui le recueilleraient.

      Cependant je m'étais baissé pour le caresser, malgré l'effroi de son mal, ayant déjà reçu des mains de Sylvestre le cornet de carton tout imbibé de la chose mortelle. En le caressant toujours, j'essayais de le décider à rester là, bien tranquille, à enfoncer peu à peu son bout de nez dans ce carton endormeur; lui, un peu surpris d'abord, reniflant avec un vague effroi cette senteur inconnue, finit pourtant par se laisser aller, avec une soumission telle que j'hésitai à continuer mon œuvre. L'anéantissement d'une bête pensante, tout autant que celui d'un homme, a de quoi nous confondre; quand on y songe, c'est toujours le même révoltant mystère. Et la mort d'ailleurs porte en elle tant de majesté qu'elle est capable d'agrandir un instant, d'une façon inattendue, démesurée, les plus infimes petites scènes, dès que son ombre est près d'y apparaître: à ce moment, je me fis presque l'effet de quelque magicien noir s'arrogeant le droit d'apporter aux souffrants ce qu'il croit être l'apaisement suprême, le droit d'ouvrir, à ceux qui ne l'ont pas encore demandé, les portes de la grande nuit...

      Une fois il releva, pour me regarder fixement, sa pauvre tête bientôt morte; nos yeux se croisèrent; les siens interrogateurs, expressifs, avec une intensité extrême, me demandant: «Que me fais-tu? Toi à qui je me suis confié et que je connais si peu, que me fais-tu?» Et j'hésitai encore; mais son cou retomba; sa pauvre tête dégoûtante s'appuyait maintenant dans ma main que je ne retirai pas; une torpeur l'envahissait, malgré lui, et j'espérai qu'il ne me regarderait plus.

      Si pourtant, une dernière fois! les chats, comme disent les bonnes gens du peuple, ont l'âme chevillée au corps. Dans un dernier soubresaut de vie, il me fixa de nouveau, à travers son demi-sommeil mortel; il semblait même avoir maintenant tout à fait compris: «Alors c'était pour me tuer, décidément?... Et, tu vois, je me laisse faire ... Il est trop tard... Je m'endors...»

      En vérité, j'avais peur de m'être égaré; dans ce monde où nous ne savons rien de rien, il ne nous est même pas permis d'avoir pitié d'une façon intelligente. Voici que son regard, infiniment triste, tout en se vitrifiant dans la mort, continuait de me poursuivre comme d'un reproche: «Pourquoi t'es-tu mêlé de ma destinée? Sans toi, j'aurais pu traîner quelque temps de plus, avoir encore quelques petites pensées pendant au moins une semaine. Il me restait assez de force pour sauter sur les appuis de tes fenêtres, où les chiens ne me tourmentaient pas trop, où je n'avais pas trop froid; le matin surtout, quand le soleil y donnait, je passais là quelques heures presque supportables, à regarder autour de moi le mouvement de la vie, à m'intéresser aux allées et venues des autres chats, à avoir encore conscience de quelque chose; tandis qu'à présent je vais me décomposer à jamais en je ne sais quoi d'autre qui ne se souviendra pas; à présent je ne serai plus...»

      J'aurais dû me rappeler, en effet, que les plus chétifs aiment mieux se prolonger par tous les moyens, jusqu'aux limites les plus misérables, préfèrent n'importe quoi à l'épouvante de n'être rien, de ne plus être...

      Quand je revins dans la soirée le voir, je le retrouvai raidi et froid dans la pose de sommeil où je l'avais laissé. Alors, je commandai à Sylvestre de fermer le petit panier mortuaire et de l'emporter loin de la ville pour le jeter dans les champs.

       Table des matières

      Une vision qui m'est venue une nuit d'avril, pendant mon sommeil sous la tente, dans un campement chez les Beni-Hassem, au Maroc, à environ trois journées de marche de la sainte ville de Méquinez:

      Le rideau du rêve s'est levé brusquement sur un pays lointain,—mais lointain, lointain bien au delà des habituelles distances terrestres, tellement que, tout de suite, dès que le décor a commencé de s'éclairer, même avant d'avoir bien vu, en moi-même j'ai eu la notion de cet éloignement effroyable. C'était une plaine pierreuse, nue, déserte, où il faisait terriblement chaud et lourd, sous un morne ciel crépusculaire; mais elle n'avait rien de bien particulier dans son aspect,—comme, par exemple, certaines plaines du Centre-Afrique, qui semblent insignifiantes par elles-mêmes, qui ont un air quelconque et qui pourtant sont d'un si difficile et dangereux accès. Si je n'avais pas su, j'aurais pu me croire n'importe où; mais je savais d'avance, par une sorte d'intuition immédiate, et alors cela m'oppressait d'être là; je me sentais en proie à la peur des distances sans fin, à l'angoisse des trop longs voyages dont on ne peut plus revenir.

      De loin en loin, sur cette plaine, poussaient des petits arbres rabougris, dont les branches noires se contournaient sur elles-mêmes par des séries de cassures rectangulaires, comme des bras de fauteuils chinois. Ils avaient chacun seulement trois ou quatre feuilles molles, d'un vert pâle, qui pendaient comme énervées de chaleur.

      J'avais conscience que, d'un moment à l'autre, des surprises sinistres, des périls sans nom pouvaient surgir de tous les points de cet horizon trouble, embrouillé de nuées stagnantes et d'obscurité.

      Un de mes compagnons de route imaginaires—je devais en avoir au moins deux, dont je sentais la présence, mais qui étaient invisibles: des esprits, des voix,—un de mes compagnons de route me dit à l'oreille: «Eh bien! puisque nous voilà ici, il va falloir se défier des chiens crochus.»—«Ah! oui, par exemple,» répondis-je d'un ton dégagé, comme quelqu'un qui serait aussi très au courant de ce genre de bêtes et du danger de leur voisinage... Évidemment j'étais déjà venu là; mais ces chiens crochus, leur image subitement rappelée à mon esprit, accentuant encore la notion de ce dépaysement extrême, me faisaient davantage frémir...

      Ils apparurent aussitôt, évoqués au seul prononcé de leur nom, grâce à l'étonnante facilité