Название | Sous la neige |
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Автор произведения | Edith Wharton |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066081348 |
Le village était enseveli sous une épaisse couche de neige et, au tournant des chemins, les vagues blanches poussées par le vent avaient déferlé jusqu'aux fenêtres des maisons. Les étoiles du Chariot semblaient pendre comme des stalactites du ciel d'acier, où scintillait de feux glacés Orion. La lune était couchée, mais la nuit restait lumineuse, et les façades blanches des maisons paraissaient grises entre les ormes; les arbustes se détachaient en noir dans cette clarté diffuse et les rayons qui filtraient par les fenêtres basses de l'église s'épandaient en nappes jaunâtres sur les moutonnements innombrables de la neige.
Le jeune Ethan Frome avançait d'un pas rapide dans la rue déserte. Il dépassa la banque, le nouveau magasin tout en briques de Michel Eady, et les deux sapins de Norvège qui flanquaient la grille du notaire Varnum.
Devant lui, à l'endroit où la route s'incline vers la vallée de Corbury, l'église dessinait son svelte clocher et les colonnes grêles de son portail classique. La façade demeurait dans l'ombre, et, d'un côté de l'édifice, les fenêtres du haut formaient, sur la muraille, un série de taches noires, mais celles du bas étaient éclairées et leur lumière faisait apparaître devant la porte des traces fraîches de pas et de nombreux sillons de véhicules. A l'abri d'un hangar voisin, les traîneaux formaient une longue rangée. Sur l'échine des chevaux on avait jeté de lourdes peaux de buffles et d'ours. La nuit brillait d'une sérénité admirable. L'air était sec et si pur que la sensation de froid s'atténuait et il semblait à Frome que l'atmosphère n'existait plus. Tout devenait léger entre la terre givrée qui craquait sous ses bottes et la voûte métallique du ciel. «On a la sensation du vide, — se disait-il, — comme si on était dans un tube de Crookes où le vide aurait été fait...»
Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les cours d'un institut technique, à Worcester, et manipulé quelque peu dans un laboratoire grâce à la complaisance d'un professeur de physique. Depuis, les images suggérées par cette expérience lui revenaient souvent d'une façon inattendue, malgré la direction si différente que son existence actuelle imposait à ses pensées. La mort de son père et les malheurs subséquents avaient en effet écourté ses études: il n'avait pu en retirer aucun bénéfice pratique, mais elles avaient nourri son imagination et lui avaient donné l'idée du vaste et nébuleux mystère qui se dérobe derrière les apparences quotidiennes des choses.
Tandis qu'il cheminait à grands pas sur la neige, le sentiment de ce mystère embrasait son esprit et avivait encore la bienfaisante exaltation physique déterminée par cette marche rapide. Au bout du village, devant le péristyle de l'église, il s'arrêta pour reprendre haleine.
La pente de la route de Corbury s'amorçait un peu au-dessous des sombres sapins qui gardaient l'entrée du notaire Varnum. C'était à cet endroit que les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour s'exercer à la luge. Par les nuits claires, le carrefour devant l'église retentissait jusqu'à une heure tardive de leurs cris joyeux; mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne dessinait sa tache noire sur la longue et blanche descente. Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui veillait était rassemblé dans l'église: un lointain écho d'air à danser et les larges rais d'une lumière dorée arrivaient, confondus, des fenêtres.[1]
Le jeune homme contourna l'édifice. Il descendit la rampe et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle du rez-de-chaussée. Il fit un crochet à travers la neige non foulée pour éviter la clarté jusqu'à l'angle opposé du bâtiment. Une fois là, tout en prenant garde à rester dans l'ombre, il fit effort pour atteindre la fenêtre la plus voisine. Il dissimula son corps long et mince dans l'obscurité et tendit le cou de manière à pouvoir risquer on œil dans la salle.
Ainsi considérée, de la nuit pure et glacée où Ethan demeurait invisible, elle apparaissait, cette grande pièce, en pleine ébullition. Les réflecteurs à gaz projetaient une lumière crue contre ses parois blanchies à la chaux. A l'une des extrémités, le poêle ronflait comme s'il eût contenu dans ses flancs un feu volcanique. Des couples jeunes et nombreux se pressaient sur le plancher. Face à la fenêtre, le long des murs, étaient alignées des chaises de paille: les femmes plus âgées, qui les avaient occupées jusqu'alors, venaient de se lever.
La musique avait cessé. Le violon et la jeune organiste des dimanches, — tout l'orchestre, — se restauraient en hâte sur un coin de la table dressée pour le souper, où s'offraient encore des restes de pâtés de glaces. Chacun s'apprêtait à partir et se dirigeait déjà vers le vestiaire lorsqu'un jeune garçon ébouriffé et leste, sauta au milieu du plancher et se mit à frapper dans ses mains.
Ce geste eut un effet subit: les musiciens se précipitèrent sur leurs instruments, et, bien que divers danseurs fussent déjà vêtus pour le départ, tous reprirent leurs places, des deux côtés de la salle. Les gens d'âge mûr se glissèrent vers leurs sièges. L'endiablé jeune homme, plongeant à travers la foule, entraîna jusqu'au bout de la pièce une jeune fille qui avait déjà coiffé une écharpe en laine cerise; puis il commença de tourner avec elle sur un air de scottish.
Le cœur de Frome se mit à battre plus fort. Malgré tous ses efforts pour découvrir la jolie tête brune à l'écharpe cerise, un autre regard avait été plus prompt que le sien! Il en souffrit. Le boute-en-train dansait bien, et sa partenaire s'animait au jeu; son clair visage se balançait, en passant sous les mains qui formaient la chaîne; le tourbillon qui l'emportait, de plus en plus rapide, soulevait de ses épaules l'écharpe qui se déroulait derrière elle. A chaque tour, Frome apercevait ses lèvres entr'ouvertes et rieuses, les cheveux bruns qui voltigeaient sur son front. Les yeux sombres demeuraient l'unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes mouvantes.
Les couples tournaient de plus en plus vite: pour les suivre, les musiciens étaient obligés de torturer leurs instruments. Et cependant il semblait à Ethan que la scottish ne finirait jamais... De temps à autre, il détournait son regard de la jeune fille pour le reporter sur son cavalier: il souffrait de voir celui-ci, dans l'enivrement du plaisir, prendre à l'égard de sa compagne des airs de conquérant.
Denis Eady était le fils de Michel Eady, l'ambitieux épicier irlandais qui avait introduit dans Starkfield, avec une souple effronterie, les méthodes de commerce «nouveau jeu». Parmi les modestes maisons en bois de la Grande Rue, le bâtiment tout en briques qu'il venait de faire construire témoignait de son succès. Quant au jeune homme, il paraissait disposé à marcher sur les traces paternelles: il était déjà en train d'appliquer les mêmes procédés à conquérir les jeunes filles du pays.
Jusque-là Ethan s'était contenté de le tenir pour un garçon de peu. Mais, à l'heure présente, comme il l'eût cravaché avec plaisir! Il s'étonnait, en vérité, que la jeune fille ne se défiât pas. Comment pouvait-elle supporter que ce gaillard l'enlevât ainsi, visage contre visage? Comment pouvait-elle lui abandonner ses mains? Est-ce qu'elle ne sentait pas tout ce qu'avaient d'offensant ce regard et ce contact?...
Mattie Silver, la danseuse sur qui se concentrait l'attention d'Ethan, était une cousine de sa femme. Les soirs, extrêmement rares, où Starkfield s'accordait quelque récréation, elle participait à ces fêtes, et Frome vers les onze heures venait la chercher pour la ramener à la ferme. C'était Mrs. Frome elle-même qui avait réglé les choses de cette façon lorsque Mattie était venue demeurer avec eux.
La jeune fille était de Stamford, une des grandes villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Elle était venue habiter auprès de sa cousine Zeena, qu'elle aidait; mais, comme elle n'était pas rétribuée, Mrs. Frome, en femme pratique, avait imaginé de lui permettre ces divertissements afin qu'elle sentît moins le contraste entre sa vie antérieure et sa vie nouvelle. «Autrement, — se disait avec ironie Ethan Frome, — jamais elle n'eût songé à procurer des distractions à Mattie...»
Lorsque Zeena lui en avait parlé pour la première fois, Ethan avait bougonné en lui-même: la perspective d'avoir à faire plusieurs milles après sa journée de rude labeur lui souriait médiocrement. Mais il en était venu bien vite à souhaiter que Starkfield