Les zones critiques d'une anthropologie du contemporain. Группа авторов

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Название Les zones critiques d'une anthropologie du contemporain
Автор произведения Группа авторов
Жанр Биология
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Издательство Биология
Год выпуска 0
isbn 9783838275710



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« Aires culturelles ». Cette division des savoirs et des pouvoirs est aujourd’hui souvent critiquée pour de bonnes et de moins bonnes raisons, mais elle avait permis, en fléchant des postes, et en suscitant la création de nouveaux centres identifiés avec un espace bien défini, l’ouverture de la VIe Section sur le reste du monde (« le monde sauf l’Europe », dans la langue des Annales de l’époque) et sur le présent – un présent étroitement associé au passé, et donc à l’histoire. Elle remontait en fait au milieu des années 1950, quand, le 20 mars 1955, Lucien Febvre et F. Braudel avaient fait élire à la quasi-unanimité, le même jour, pour les six nouvelles directions d’études que la Direction de l’enseignement supérieur, en la personne de Gaston Berger, venait de créer à leur demande, pour « une série d’enseignements nouveaux consacrés au passé et au présent de l’Orient et de l’Extrême-Orient », les six candidats qu’ils avaient identifiés et que la commission avait proposés à l’Assemblée, elle aussi à l’unanimité : Jacques Berque pour l’Islam, Louis Dumont pour l’Inde, Vadime Elisseeff pour le Japon, et, pour la Chine, Étienne Balazs, Jacques Gernet et Jean Chesneaux. Une belle affiche pour un début, même s’il était encore trop tôt pour que l’Afrique y figure.

      Mais il ne suffit pas d’appartenir à la même institution pour établir avec ses collègues de véritables rapports d’échanges, fondés sur des préoccupations communes. Sans doute Jean y était-il mieux préparé que moi, car plus jeune de six années, il avait accumulé infiniment plus d’expériences sur des terrains extérieurs que moi, et la toile de ses réseaux scientifiques personnels était de loin plus étendue et plus fortement structurée que la mienne. Je venais de rentrer en France en septembre 1976 après douze années passées dans les deux pays les plus proches par la culture et par la langue, ce qui rendait la tâche facile – dix années en Italie et deux en Espagne. J’y avais commencé par fréquenter surtout les archives et les bibliothèques locales, à la recherche de la documentation dont j’avais besoin, puis, avec les années, j’avais établi des contacts plus étroits et participé activement à des débats avec mes nouveaux collègues, de ma génération, mais aussi souvent plus âgés, qui appréciaient la distance du regard que je portais, avec ma formation française, sur les réalités du présent de leur pays et sur la mise en récit de son passé qui constituait pour eux la trame de son histoire. Mais de retour en France, je dus me rendre à l’évidence. J’y étais, par beaucoup, perçu comme un « étranger », car citant trop souvent, désormais, l’Italie pour lui comparer la France (et non l’inverse, comme si le francocentrisme était une règle à laquelle il fallait absolument se plier). Et je me trouvais confronté avec un monde de l’Université et de la recherche dont je découvrais qu’en mon absence, et sans que je m’en aperçoive, il avait profondément changé, et du même coup renouvelé et redéfini ses questionnements, ses langages, ses références théoriques, mais aussi les pratiques de ses relations interpersonnelles : mai 1968, que j’avais vécu dans l’Espagne de Franco, avait entraîné la victoire du tutoiement, avec vingt bonnes années de retard sur l’Italie.

      Par chance pour moi, j’avais aussi un pied dans l’institution voisine, la MSH, qui bénéficiait à la fois du patronage et de la garantie de F. Braudel, qui la protégeait contre les menaces et les attaques de l’extérieur, et de l’extraordinaire capacité de C. Heller à ouvrir des pistes nouvelles, à lancer des initiatives, à obtenir les soutiens nécessaires pour leur donner une forme définitive et les mener à bien, sans hésiter à renoncer quand elles se révélaient trop fragiles ou ne donnaient pas les résultats escomptés. Tous les deux pouvaient s’appuyer sur plus de vingt ans d’expérience à la tête de la VIe Section pour le premier, de la Division des aires culturelles pour le second. Et Heller avait su convaincre Braudel que, pour la MSH, une institution toute nouvelle dont les missions étaient inscrites sur le papier, mais dont la façon de les remplir restait à inventer, la seule stratégie possible pour lui créer sa place et la faire accepter dans le paysage français et international était celle de l’expérimentation : elle seule pouvait lui permettre, par l’identification des problèmes à résoudre et les solutions élaborées, testées et validées, de convaincre de son utilité. Aucune concurrence, ni conflit de propriété, mais seulement des collaborations à égalité entre des partenaires qui y trouveraient leur intérêt, et un souci permanent d’innover. Le tout dans le cadre d’une très grande liberté : des moyens limités, mais toujours suffisants pour commencer, et en trouver d’autres au-dehors sur la base des premiers résultats obtenus.

      C’est donc en fait à la MSH de la fin des années 1970 et du début des années 1980, aux initiatives lancées par C. Heller et aussi, à l’origine, aux choix de F. Braudel que nous devons, Jean et moi, le fait que nos routes se soient croisées. L’étincelle est partie d’Immanuel Wallerstein, qui nous a quittés il y a un an, et dont Jean, sans le connaître encore, avait traduit en français un article, à la demande de G. Balandier, sur « L’organisation des sciences humaines et l’objectivité », publié dans les Cahiers internationaux de sociologie (vol. 50, janvier-juin 1971, p. 41-48). La balle circule ensuite de Balandier à Heller, puis de celui-ci à Braudel, tout de suite séduit par le projet du Modern World System que lui présente Wallerstein, dont le livre suit de peu la publication de la traduction anglaise de la Méditerranée. Et cela à un moment où Braudel, réagissant à la crise provoquée par le premier choc pétrolier de 1973 repense la structure même du livre qu’il est en train d’écrire sur l’histoire du capitalisme mondial, dont le premier volume, Civilisation matérielle, avait paru en 1967, et décide de transformer ce qu’il avait conçu au départ comme une longue conclusion en un troisième volume autonome, Le Temps du monde, transformant du même coup le titre, qui devient Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, publié en 1979. De cette rencontre entre Wallerstein et Braudel, dont les étapes suivantes seront le séminaire de Braudel, animé par Wallerstein en 1975-1976, la création du Fernand Braudel Center à la SUNY de Binghamton en 1977, et le lancement en 1978 d’une série de colloques internationaux se tenant à chaque fois dans un pays différent pour y discuter les formes, les conséquences, et les perspectives des transformations de la crise mondiale, et réunissant, autour du « noyau dur » du réseau Wallerstein (Samir Amin, Giovanni Arrighi, André Gunder Frank, le trio du Max-Planck Institut de Starnberg – Folker Fröbel, Jürgen Heinrichs et Otto Kreye qui venait de publier son livre sur The New International Division of Labour, Anibal Quijano, tous disparus aujourd’hui, Amiya Kumar Bagchi, et Caglal Keyder) qui incarnait la continuité du projet, des nouveaux venus, représentant surtout la région du monde où se tenait la réunion, et quelques chercheurs extérieurs, sollicités pour leur compétence sur les thèmes mis au programme.

      Sollicités pour prendre part en janvier 1982, à la rencontre organisée à Delhi et accueillie dans le cadre, idéal de simplicité, de l’India International Center, bordant les Lodhi Gardens, où nous étions hébergés avec pour titre « Indigenous groups in world perspective: the imperatives of endogenous development », Étienne Balibar et Jean acceptèrent la proposition que je leur transmis de monter dans la barque avec moi. Même si j’en ai oublié les détails, cette longue semaine passée, après laquelle je les abandonnais à Calcutta pour rentrer à Paris tandis qu’ils restaient quelques jours pour visiter d’autres universités indiennes, m’a laissé un double souvenir : celui de la qualité des textes présentés et des discussions qui ont suivi leur présentation, et celui de l’atmosphère exceptionnellement détendue qui a régné entre nous tous, même si nous étions bien loin d’être d’accord sur tout, et si, avec le recul, certaines des analyses et des prévisions avancées lors du débat ont été ensuite démenties par les faits. J’en ai gardé quelque part dans mon désordre une longue étude, très précise, de notre hôte indien sur les informations accumulées au sujet de l’Inde par Marx au cours de ses lectures, dont j’ignore si elle a été publiée, et Jean vient de me rappeler que son propre texte « The marxist conception of class: Political and Theoretical Elaboration in the African and Africanist context », avait été publié ensuite dans la Review of African Political Economy (n° 32, April 1985, p. 25-38).

      Historien de l’Italie dans son double contexte européen et méditerranéen à l’époque moderne