Название | La sagesse et la destinée |
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Автор произведения | Maurice Maeterlinck |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066089948 |
X
N'oublions pas que rien ne nous arrive qui ne soit de la même nature que nous-mêmes. Toute aventure qui se présente, se présente à notre âme sous la forme de nos pensées habituelles, et aucune occasion héroïque ne s'est jamais offerte à celui qui n'était pas un héros silencieux et obscur depuis un grand nombre d'années. Gravissez la montagne ou descendez dans le village, allez au bout du monde ou bien promenez-vous autour de la maison, vous ne rencontrerez que vous-même sur les routes du hasard. Si Judas sort ce soir, il ira vers Judas et aura l'occasion de trahir, mais si Socrate ouvre sa porte, il trouvera Socrate endormi sur le seuil et aura l'occasion d'être sage. Nos aventures errent autour de nous comme les abeilles sur le point d'essaimer errent autour de la ruche. Elles attendent que l'idée-mère sorte enfin de notre âme; et quand elle est sortie, elles s'agglomèrent autour d'elle. Mentez, et les mensonges accourront; aimez, et la grappe d'aventures frissonnera d'amour. Il semble que tout n'attende qu'un signal intérieur, et si notre âme devient plus sage vers le soir, le malheur aposté par elle-même le matin devient plus sage aussi.
XI
Il n'arrive jamais de grands événements intérieurs à ceux qui n'ont rien fait pour les appeler à eux; et cependant le moindre accident de la vie porte en lui la semence d'un grand événement intérieur. Mais ces événements sont les esclaves de la justice, et chaque homme a la part de butin qu'il mérite. Nous devenons exactement ce que nous découvrons dans les bonheurs et les malheurs qui nous adviennent; et les caprices les plus inattendus de la fortune s'accoutument à prendre la forme même de nos pensées. Les vêtements, les armes et les parures du destin se trouvent dans notre vie intérieure. Si Socrate et Thersite perdent leur fils unique le même jour, le malheur de Socrate ne sera pas pareil au malheur de Thersite. La mort même, que l'on croit invariable, a d'autres habitudes, d'autres gestes, d'autres larmes dans la maison des bons que dans celle des méchants. On dirait que le malheur ou le bonheur se purifie avant de frapper à la porte du sage; et qu'il baisse la tête pour entrer dans une âme médiocre.
XII
À mesure que nous devenons sages, nous échappons à quelques-unes de nos destinées instinctives. Il y a dans tout être un certain désir de sagesse, qui pourrait transformer en conscience la plupart des hasards de la vie. Et ce qui a été transformé en conscience n'appartient plus aux puissances ennemies. Une souffrance que votre âme a changée en douceur, en indulgence ou en sourires patients, est une souffrance qui ne reviendra plus sans ornements spirituels; et une faute et un défaut que vous avez regardés face à face est une faute et un défaut qui ne peuvent plus vous nuire, et qui ne peuvent plus nuire aux autres.
Il existe des rapports incessants entre l'instinct et le destin, ils se soutiennent l'un l'autre, et ils rôdent la main dans la main autour de l'homme inattentif. Mais tout être qui sait diminuer en lui la force aveugle de l'instinct, diminue tout autour de lui la force du destin. Il semble qu'il crée une sorte de lieu d'asile, inviolable en proportion de sa sagesse, et ceux qui passent par hasard dans la zone éclairée de sa conscience acquise n'ont rien à craindre du hasard tant qu'ils s'attardent en cette zone. Placez Socrate et Jésus-Christ au milieu des Atrides, et l'Orestie n'aura pas lieu aussi longtemps qu'ils se trouveront dans le palais d'Agamemnon; et s'ils se fussent assis sur le seuil des demeures de Jocaste, OEdipe n'eût pas songé à se crever les yeux. Il y a des malheurs que la fatalité n'ose entreprendre en présence d'une âme qui l'a vaincue plus d'une fois, et le sage qui passe interrompt mille drames.
XIII
Il est si vrai que la présence du sage paralyse le destin, qu'il n'existe peut-être pas un seul drame où paraisse un véritable sage, et s'il y en paraît un, l'événement s'arrête de lui-même avant les larmes et le sang. Non seulement, il n'y a jamais de drame entre les sages, mais il y a très rarement un drame autour du sage. Il n'est guère possible d'imaginer qu'un événement tragique se développe entre des êtres qui ont fait sérieusement le tour de leur conscience, et les héros des grandes tragédies ont des âmes qu'ils n'interrogent jamais profondément. C'est pourquoi le poète tragique ne saurait nous montrer qu'une beauté plus ou moins enchaînée, car dès que ses héros s'élèvent aussi haut que de véritables héros doivent monter, ils laissent tomber leurs armes, et le drame n'est plus que le repos dans la lumière. Le seul drame du sage se trouve dans le Phédon, dans Prométhée, dans la passion du Christ, dans le meurtre d'Orphée ou le sacrifice d'Antigone. Mais ce drame mis à part, qui est le drame unique de la sagesse, observons que les poètes tragiques osent très rarement permettre au sage de paraître un moment sur la scène. Ils craignent une âme haute parce que les événements la craignent, et qu'un meurtre commis en présence du sage n'a pas le même aspect que le meurtre commis en présence de ceux dont l'âme s'ignore encore. Si Oedipe avait possédé quelques-unes de ces certitudes que tout penseur peut acquérir, s'il avait eu en lui ce refuge toujours ouvert que Marc-Aurèle, par exemple, avait su édifier en lui-même, qu'aurait fait le destin, et qu'aurait-il pris à ses pièges, si ce n'est la pure lumière que répand une grande âme en devenant plus belle dans l'infortune?
Où se trouve le sage dans OEdipe? Est-ce Tirésias? Il connaît l'avenir, mais il ignore que la bonté et le pardon dominent l'avenir. Il sait la vérité sacrée, mais il ignore la vérité humaine. Il ignore la sagesse qui prend le malheur dans ses bras pour lui communiquer sa force. Ceux qui savent ne savent rien s'ils ne possèdent pas la force de l'amour, car le véritable sage n'est pas celui qui voit, mais celui qui, voyant le plus loin, aime le plus profondément les hommes. Voir sans aimer, c'est regarder dans les ténèbres.
XIV
On nous affirme que toutes les grandes tragédies ne nous offrent pas d'autre spectacle que la lutte de l'homme contre la fatalité. Je crois, au contraire, qu'il n'existe pas une seule tragédie où la fatalité règne réellement. J'ai beau les parcourir, je n'en trouve pas une où le héros combatte le destin pur et simple. Au fond, ce n'est jamais le destin, c'est toujours la sagesse qu'il attaque. Il n'y a de fatalité véritable qu'en certains malheurs extérieurs, tels que les maladies, les accidents, la mort inopinée de personnes aimées, etc., mais il n'existe pas de fatalité intérieure. La volonté de la sagesse a le pouvoir de rectifier tout ce qui n'atteint par mortellement notre corps. Souvent même elle parvient à s'introduire dans le domaine étroit des fatalités extérieures. Il est vrai qu'il faut accumuler en soi, un lourd, un patient trésor, pour que cette volonté trouve, au moment solennel, les forces nécessaires.
XV
La statue du destin projette une ombre énorme sur la vallée qu'elle semble inonder de ténèbres; mais cette ombre a des contours très nets pour ceux