Sixtine: roman de la vie cérébrale. Remy de Gourmont

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Название Sixtine: roman de la vie cérébrale
Автор произведения Remy de Gourmont
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066086671



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à la trentaine sans guère de relations sociales, ayant assez de revenu pour être indépendant, j'agis en tout à ma guise, insoucieux des habitudes générales et satisfait, par exemple, de témoigner mon mépris de la civilisation au gaz en soufflant ma lampe sur les dix heures.—Je suis libre, je n'ai ni femme, ni maîtresse. Les maîtresses, je les crains pour le trouble où elles jettent la régularité de mon travail; mais des principes aux actes, une large lagune se creuse, chez les êtres sensitifs: à deux, je regrette la solitude; seul, je ressens les inquiétudes du vide. Quand le commandement de la chair m'accroupit à des adorations sexuelles, je rougis d'une telle servilité et je me honnis, au premier instant lucide; lorsque j'ai longtemps emmagasiné le poison concentré des semences vaines, des martellements me tympanisent, mon organisme s'affaisse et mon cerveau se trouble. N'ayant pas été dressé au cilice, aux pointes de fer, aux plaies adolories par la perpétuelle écorchure, au jeûne impitoyable, à la privation de sommeil, ni à aucune des manœuvres mystiques et franciscaines, je dompte ma chair en la menant paître, mais sans plus de péché dans l'intention qu'un malade qui rompt l'abstinence pour prendre un remède. Que le plaisir suive, c'est l'obéissance aux ordres inéluctables qui régissent la matière animée; que je l'accepte, c'est faiblesse humaine.—Aimer jusqu'à vouloir mourir, j'ai eu cette épreuve à l'adolescence et la raisonnable insensibilité de la femme que j'adorais ne m'a jamais amertumé ce lointain souvenir. Je ne souris pas avec pitié de ces jours de folie bocagère. Après dix et douze ans je suis aussi sûr qu'à la première heure d'avoir été privé du plus grand bonheur mis par les Décrets à la portée de ma main et en des moments d'émotion ce regret peut encore attrister ma rêverie.—Depuis cela, rien que de passagers effleurements; à peine, de temps à autre, un essai de lien brisé au premier tiraillement.—Loin d'être le but de ma vie, la sensation en est l'accident: je réserve mes forces volontaires pour les histoires que je raconte à mes contemporains: on les a trouvées froides et ironiques, mais je n'ai pas qualité pour être enthousiaste de mon siècle ni pour le prendre trop au sérieux.—Un autre motif m'éloigne des recherches émotionnelles: sans être pessimiste, sans nier de possibles satisfactions, sans nier même le bonheur, je le méprise. Je ne cherche pas à aggraver mes misères par des méditations sur l'universelle misère, que mon égoïsme, d'ailleurs, me rend à peu près indifférente: un état plutôt ataraxique me convient. Regretter une joie non éclose, cela m'est possible, je ne voudrais ni en provoquer, ni en guetter l'éclosion.—Enfin, cela est hors de doute, je ne sais pas vivre. Perpétuelle cérébration, mon existence est la négation même de la vie ordinaire, faite d'ordinaires amours. Je n'ai aucune des tendances à l'altruisme réclamées par la société. Si je pouvais jamais m'abstraire de moi, au profit d'une créature, ce serait à la manière d'un imaginatif, en recréant de toutes pièces l'objet de passion, ou bien, comme un analyste, en scrutant minutieusement le mécanisme de mes impressions.—Tel est mon caractère: on voit que je ne me suis pas appliqué à éluder la connaissance de moi-même; et pourtant nul ne sait mieux que moi à quel point cette science est puérile et malsaine.»

      V.—SUITE DES NOTES DE VOYAGE

       Table des matières

      LA LUNE PALE ET VERTE

      «In hac hora anima ebria videtur,

       Ut amoris stimulis magis perforetur.»

      SAINT BONAVENTURE, Philomena.

      Château de Rabodanges, en la chambre au portrait, 12 septembre.—Je suis reçu à mon arrivée par Henri de Fortier, directeur de la Revue spéculative, et Michel Paysant, dont les romans, pleins de corsages bombés et de regards caressants, charment les familles qui prennent l'impuissance pour de la chasteté. Fortier me nomme les autres invités du moment: personne de connaissance. Séparée du général, son mari, la comtesse Aubry emporte à la campagne, vers les fins d'été, son salon cosmopolite, où fréquentent les grands danseurs de la Littérature académique et mondaine. Le bruit a couru que Fortier succède, dans ses nuits courageuses, au député bonapartiste mort récemment, et avec lequel elle avait une liaison avouée: il se donne en effet des airs modestes d'amphitryon. Au dîner, quelques aristocrates des environs parlent de l'ouverture de la chasse, je ne remarque aucun visage intéressant que celui d'une jeune femme, blonde, aux yeux vifs, qui se tait ou ne parle qu'à Mme Aubry. Ensuite, promenade au clair de la lune, puis les voisins demandent leurs voitures; Fortier disparaît avec la comtesse. Paysant me prend le bras et bavarde.

      Il gémit sur ses ennuis de chef de bureau de la littérature; son goût maintenant l'arrêterait au repos, même à la fainéantise, mais pas une semaine qu'un éditeur, ancien ou nouveau, ne vienne lui suppliquer un volume pour relever ses affaires ou lancer sa librairie. Aussi, sa gauloiserie comprimée s'éveillerait volontiers en quelques contes gaillards: mais l'unité de son œuvre? Cela ne serait plus du Paysant, et l'Académie froncerait peut-être le sourcil. Il essaie de rire, mais on sent au fond de sa respectueuse cervelle une craintive vénération. Un silence, et goulûment il me décrit la jeune femme que j'avais remarquée. La technique du praticien donne à son éloquence un ton désintéressé, mais on devine la bouche mouillée et la main, avec des gestes pétrisseurs, caresse les formes absentes. Je prétends que les femmes ne sont ni belles ni laides, et que tout leur charme s'irradie de leur sexe; le désir esquisse la beauté et l'amour l'achève. Tel laideron, au sens du vulgaire, a pu revêtir une idéale beauté; telle autre femme que tous jugèrent admirable n'a pas franchi les limbes de l'ébauche, n'ayant jamais été aimée. Paysant a hurlé au paradoxe: la beauté féminine est réelle et indépendante du sentiment. Elle se palpe, n'est-ce pas? Sans doute, c'est même un plaisir spécial, oui spécial. En le poussant adroitement, on lui ferait avouer des goûts de frôleur et de toucheur sénile, mais, je ne sais pourquoi, j'ai peur que sa pathologie ne reprenne Mme Sixtine Magne pour sujet de démonstration: nous rentrons. Tout le monde a cédé au plaisir rare de se coucher de bonne heure. Seul, Fortier nous attend, pour me conduire à ma chambre. Il paraît qu'un ami de la comtesse s'est épris de la Revue spéculative et va l'épouser sous le régime dotal, en lui reconnaissant comme apport cinquante mille francs qu'elle n'a pas. Ce Fortier a la manie de proférer d'incompréhensibles métaphores.—«Quelqu'un met cinquante mille francs dans la Revue?—Précisément.—Et vous devenez?—Rédacteur en chef au lieu de directeur.—Et le directeur?—Pseudonyme.» Je connais Fortier, il ne se fâchera pas: «Avouez donc que c'est la comtesse.» Il sourit et le voilà galopant dans les prés fanés du dithyrambe:—«Elle est charmante, généreuse, dévouée à l'art, sans ambition personnelle.—Que d'être aimée?—Cela, je m'en charge.» Cet abandon intéresse ma native curiosité et avec de petites contradictions poudrées d'un peu de scepticisme, je l'excite au point qu'il me conte tout. Il lui fut présenté par Malaval que sa grâce de chien tondu fit le Triboulet de la comtesse. C'était une mauvaise entrée, mais Fortier montra de l'esprit (à ce qu'il prétend): s'ensuivirent les agaceries, les sournois clins d'yeux, l'habitude de se quereller, une absence, quelques lettres où papillonna une tendresse légère. Au retour, elle était seule: sans phrases, les bras s'entr'ouvrent, les voilà palpitants et amants. Fortier est incapable d'inventer et peut-être de mentir: il a même l'air de trouver cela naturel et un peu fatal: cela devait arriver.—«N'est-ce pas?—Sans doute.» Je le congédie. En sortant il me demande des pages pour le numéro 1 de la Spéculative, nouvelle série. Cette ligne finie, je m'endors, mais pourquoi cette chambre s'appelle-t-elle la chambre au portrait?

      13 septembre, le matin.—J'ai rêvé de ce portrait et je le cherche à tous les coins et sur tous les pans. Cette pièce est même remarquablement nue: un papier gris uniforme; au-dessus de la cheminée Empire, une glace qui monte jusqu'au plafond; le lit occupe un des côtés du carré; à droite de la porte, une bibliothèque de livres anciens; à gauche, une commode à panse et à cuivres, surmontée d'une nouvelle glace; en face, deux fenêtres; entre les deux fenêtres, une toilette et encore une glace. Rien que cela.

      14 septembre, le soir.—Nous avons fait une excursion aux Roches-Noires. M. de B…, qui était notre guide, a tué une vipère de quelques coups de baguette. Alors,