Nouvelles mille et une nuits. Robert Louis Stevenson

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Название Nouvelles mille et une nuits
Автор произведения Robert Louis Stevenson
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066086077



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assurément peu d'appétit; cet accident inexplicable renversait toutes mes expériences et semblait, comme le doigt qui écrivit sur le mur durant l'orgie babylonienne, tracer ma condamnation. Je commençai à réfléchir plus sérieusement que je ne l'avais encore fait aux possibilités de ma double existence. Cette partie de moi-même, que j'avais le pouvoir de projeter au dehors, avait été, depuis quelque temps, terriblement exercée; il me sembla qu'elle grandissait, que le sang circulait plus vif dans les veines de Hyde, et je commençai à entrevoir le péril d'un renversement de la balance. Que ferais-je si le pouvoir du changement volontaire m'échappait, si le caractère d'Edward Hyde allait devenir le mien irrévocablement? La vertu de la drogue ne se manifestait pas toujours d'une façon égale. Une fois, au commencement, elle m'avait fait défaut; depuis, il m'avait fallu, en plus d'une circonstance, doubler et même tripler la dose, au risque d'en mourir. Ces incertitudes assombrissaient quelque peu mon contentement, qui eut été parfait sans elles. Maintenant, à la lumière de cet accident matinal, je fus conduit à remarquer que la difficulté qui avait été, au commencement, de me débarrasser du corps de Jekyll, s'était transférée peu à peu du côté opposé. Il devenait clair que je perdais lentement possession de mon premier moi, le meilleur, et que je m'incorporais de plus en plus à mon second moi, le pire. Entre les deux, je devais faire un choix. Mes deux natures avaient en commun la mémoire, mais toutes les autres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles. Jekyll (qui était composite) prenait part aux aventures de Hyde, tantôt avec appréhension, tantôt avec curiosité; mais Hyde était fort indifférent à Jekyll et ne se souvenait de lui que comme le brigand se rappelle la caverne où il se cache et déjoue les poursuites.

      «Faire cause, commune avec Jekyll, c'était renoncer à ces appétits que j'avais longtemps caressés en secret et auxquels, depuis peu, je m'abandonnais éperdument. Préférer Hyde, c'était mourir à mille intérêts et à mille aspirations qui m'étaient chers, c'était devenir d'un coup méprisable, c'était perdre mes amis. Le marché peut paraître inégal, mais il y avait encore une autre considération dans la balance: tandis que Jekyll souffrirait cruellement de l'abstinence, Hyde ne se rendrait même pas compte de ce qu'il avait perdu. Si particulier que fût mon cas, les termes de ce débat étaient vieux comme l'homme lui-même: des tentations, des alarmes identiques assiègent le premier pécheur venu, et il en fut pour moi comme pour le grand nombre de mes semblables. Je choisis la meilleure part, et puis manquai de force pour m'y tenir.

      «Oui, je donnai la préférence au docteur déjà vieux et contrarié dans ses passions, mais entouré d'amitiés honorables et rempli d'intentions généreuses; je dis un adieu résolu à la liberté, à une jeunesse relative, aux impulsions ardentes et aux secrètes débauches; mais peut-être apportai-je dans ce choix quelques réserves inconscientes, car je ne renonçai pas à ma maison de Soho, et je gardai les vêtements d'Edward Hyde, préparés pour tout événement, dans mon cabinet. Pendant deux mois, cependant, je fus fidèle à ma détermination; pendant deux mois, je pratiquai une austérité à laquelle jamais, jusque-là, je n'avais pu atteindre, et je jouis des compensations que procure la paix de la conscience. Mais le temps finit par atténuer mes craintes, des désirs frénétiques me torturèrent, comme si Hyde eût réclamé la liberté; enfin, dans une heure de faiblesse morale, j'avalai de nouveau la liqueur transformatrice.

      «De même que l'ivrogne, quand il raisonne avec lui-même sur son vice, n'est pas, une fois sur cinq cents, frappé des dangers qu'il court par suite de son inconscience de brute, je n'avais jamais, en considérant ma position, tenu compte suffisamment de la complète insensibilité morale, de la propension perpétuelle à mal faire qui dominait chez Hyde. Ce fut par là cependant que je fus puni. Mon démon avait été longtemps en cage, il s'échappa rugissant. Au moment même où je bus, je me sentis plus furieusement porté au crime que par le passé. Une tempête d'impatience bouillonnait en moi. Sur une imperceptible provocation, je m'emportai comme aucun homme pourvu de sens n'aurait pu le faire, je frappai un vieillard inoffensif sans plus de motifs que ceux qu'un enfant gâté peut avoir pour casser son joujou. Volontairement, je m'étais dessaisi de ces instincts qui maintiennent une sorte d'équilibre chez les plus mauvais d'entre nous; pour moi, être tenté, la tentation fut-elle légère, c'était succomber aussitôt. L'esprit infernal me poussant, je m'abandonnai à une rage meurtrière, et ce ne fut que la lassitude qui mit fin au terrible accès de délire dont le résultat fut la mort de sir Danvers Carew. Tout à coup, mon cœur se glaça d'effroi; je compris qu'il y allait de ma vie, et, fuyant le théâtre du meurtre, je ne songeai plus qu'à me mettre en sûreté.

      «Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mes papiers; puis je commençai d'errer par les rues, à la fois fier de mon crime et tremblant d'en subir les conséquences, rêvant d'en commettre de nouveaux, et l'oreille tendue, néanmoins, au bruit des pas du vengeur qui devait me poursuivre. Hyde avait une chanson cynique sur les lèvres en mêlant sa drogue, et il la but à la santé du mort. Les souffrances de la transformation le possédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des larmes de gratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées vers Dieu. Le voile s'était déchiré; je voyais ma vie dans son ensemble, depuis les jours de mon enfance et à travers les diverses phases de mes études, de ma profession si honorée, jusqu'aux horreurs de cette nuit-là! Je ne pouvais réussir à me croire un assassin; je repoussais, avec des cris et des prières, les images hideuses que ma mémoire suscitait contre moi; n'importe, l'iniquité commise me restait présente. Les angoisses du remords firent place enfin à un sentiment de joie; le problème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenait impossible; bon gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plus noble partie de mon existence. Combien je m'en réjouissais! Avec quel empressement et quelle humilité j'acceptais les restrictions de la vie normale, avec quel renoncement sincère je fermai la porte par laquelle je m'étais enfui si souvent! Je me disais que je n'en repasserais jamais le seuil maudit; je broyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé....

      «Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée; on s'indignait d'autant plus que la victime était un homme haut placé dans l'estime du monde. Je ne fus pas fâché de sentir mes meilleures impulsions gardées ainsi par la terreur de l'échafaud; Jekyll était maintenant ma cité de refuge. Hyde n'avait qu'à se laisser entrevoir pour que la société tout entière se tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je puis déclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits. Vous avez vu vous-même comment je m'efforçai, durant les derniers mois de l'année dernière, de soulager l'infortune; vous savez tout ce que je fis pour les autres. Les jours s'écoulaient très calmes, et je ne dirai pas que je me sois lassé de cette vie féconde et innocente; je crois au contraire que, de jour en jour, j'en jouissais plus pleinement. Mais cette malédiction, la dualité de but, continuait à peser sur moi; ma pénitence n'était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait à élever la voix; non que l'idée de ressusciter Hyde put jamais me revenir, elle m'eût épouvanté au contraire. Non, ce fut sous ma forme accoutumée que je fus tenté, une fois de plus, de transiger avec ma conscience; je succombai à la façon d'un coupable ordinaire, en secret, et après une certaine résistance.

      «Hélas! tout finit, la mesure la plus large se remplit à la fin. Cette courte faiblesse acheva de détruire la balance de mon âme.... Je ne m'effrayai pas cependant; cette chute semblait naturelle: c'était comme un retour au vieux temps, alors que je n'avais pas encore fait ma découverte. Écoutez ce qui m'arriva:

      «Par une belle journée de janvier, je traversais Regent's Park. La terre était humide aux endroits où s'était fondue la neige, mais il n'y avait pas de nuage au ciel; des gazouillements d'oiseaux se mêlaient à des odeurs douces, presque printanières. Je m'assis sur un banc au soleil. L'animal qui était en moi se léchait les babines, pour ainsi dire, en se souvenant; le côté spirituel était un peu engourdi, mais disposé à de futures expiations, sans être encore prêt à commencer. Je me disais que, somme toute, j'étais comme mes voisins, et je souris même assez orgueilleusement en comparant ma bonne volonté si active à leur paresseuse indifférence. Au moment même où je me complaisais dans cette vaine gloire, un spasme me prit, d'horribles nausées, un frisson mortel.... Ces symptômes se dissipèrent, me laissant très faible, et puis, au sortir de cette défaillance, je commençai à me rendre compte