Название | L'eau profonde; Les pas dans les pas |
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Автор произведения | Paul Bourget |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066083465 |
Cette ardeur d'une chasse commençante—la plus forte des sensations pour les nerfs d'une Parisienne de sa classe, prisonnière de si monotones habitudes—donnait à sa beauté, d'ordinaire un peu maussade, une animation singulière. Ses yeux bruns, auxquels manquait souvent le regard, avaient de l'éclat; son teint, habituellement sans fraîcheur, avait du coloris; toute sa personne, volontiers tendue et sèche, de la vitalité et du mouvement. Son impatience de revoir sa cousine l'avait fait se rendre un peu trop tôt dans la maison où elles dînaient, si bien que cette nervosité était portée à son plus haut degré quand Mme de Chaligny, qui par hasard arriva la dernière, entra, suivie de son mari, dans le hall où les convives,—quatorze en comptant les nouveaux venus—étaient réunis. La marquise avait cette physionomie de douceur et de réserve qu'elle savait garder même dans l'apparat d'une grande toilette qui mettait à nu, comme celle-ci, ses fines épaules pleines, ses jolis bras à peine duvetés, sa nuque délicate et robuste, toute la grâce épanouie de sa trentième année. C'était la tendresse que cette charmante tête aux cheveux blonds, éclairée par ces prunelles d'un bleu si caressant,—et c'étaient la pudeur et la pureté. Elle portait, ce soir-là, une toilette de forme Louis XIII, d'une tonalité rose un peu éteinte, avec des incrustations de guipure ancienne, des nœuds de satin et des ferrets de diamants. La manière dont elle se coiffait, en deux épais bandeaux d'où s'échappaient, sur le front, de petites boucles, s'harmonisait à cette toilette. Elle rappelait ces portraits du premier tiers du dix-septième siècle, qui réalisent si complètement le type exquis de la Française d'autrefois, par un alliage unique de finesse et de distinction, de féminilité et de raison, de gentillesse et d'honnêteté.
—«Est-elle délicieuse, cette petite Chaligny!...», dit quelqu'un derrière Mme de La Node, «et faut-il que Chaligny soit un fou pour ne pas le voir, puisqu'il paraît qu'il court!...»
C'était le duc d'Arcole qui parlait ainsi, en s'adressant à son voisin, lequel se trouvait être un des frères Mosé, le comte Abel, l'un des Parisiens les plus avisés du Petit Cercle, aussi avisé que Lucien d'Arcole est étourdi. L'excuse de ce brave colonel au nom glorieux est que, même en permission, il ne pense qu'à son régiment. Il n'avait pas pris garde que la maîtresse de Chaligny, et qu'il savait telle, était devant lui. Un léger coup de coude que lui donna Mosé l'avertit soudain de sa «gaffe». Jeanne, qui les voyait l'un et l'autre dans un coin de sa glace, put remarquer, et ce geste pourtant bien dissimulé de Mosé, et que d'Arcole rougissait un peu. De constater, à de très petits indices, comme ceux-là, que son aventure avec le mari de sa cousine était soupçonnée, l'irritait toujours. Il lui fut presque intolérable à cet instant que cet éloge de cette cousine enveloppât une expression, même contenue, du blâme dont elle se sentait frappée par le monde. Elle aurait voulu pouvoir crier à Mosé, à d'Arcole, à toutes les personnes présentes, qui toutes, elle en était sûre, avaient entendu parler de sa faute et en avaient parlé: «Oui, Chaligny est mon amant. C'est vrai, il trahit sa femme avec moi. Mais demandez-lui donc, à elle, vers quel rendez-vous elle allait aujourd'hui, en fiacre, à trois heures?...» Elle aurait voulu la crier aussi, cette phrase vengeresse, à Chaligny, qui s'avançait vers elle maintenant pour la saluer, avec cet arrière-fonds de gêne dans ses prunelles, qu'elle y devinait si souvent, lorsqu'ils étaient en public. Elle n'avait jamais pu s'habituer à des remords, trop insultants pour leur liaison, et contre lesquels ses caresses seules étaient souveraines,—le temps qu'elle les donnait à cet amant si enivrable à la fois et si insaisissable. Elle aurait voulu la crier aussi, la phrase sans réplique, à Valentine, dont la sérénité douce contrastait vraiment d'une manière par trop impudente avec son action de la journée, si cette action était coupable. Mais n'était-ce pas un aveu de culpabilité que sa réponse à la question insidieuse que lui posa presque aussitôt Mme de La Node,—premier pas sur le chemin d'une enquête qui, de perfide, devait si vite devenir dénonciatrice?
—«J'avais espéré un peu que tu changerais d'idée,» avait-elle commencé «et que tu me ferais signe, ce matin, pour que nous sortions quand même ensemble. J'ai presque attendu un mot de toi...»
—«Je te prendrai demain, si tu veux», repartit Valentine. «Aujourd'hui, je n'ai pas eu une minute. J'avais trop de choses en retard. La semaine prochaine, nous chassons à Pont-sur-Yonne...»
—«Je comprends, tu mets tes visites au courant. Où es-tu donc allée?»
—«Oh! dans dix endroits, et il n'y en a que deux où j'aie laissé des cartes. Tout mon monde y était, et pense que ce sont presque tous des étrangers. C'est leur saison. On se demande ce qu'ils viennent faire à Paris, si c'est pour ne pas quitter leur hôtel...»
On annonçait le dîner, comme la jeune femme résumait ainsi son emploi d'après-midi,—et quel joli sourire, si enfantin, si frais, qu'il semblait impossible qu'un mensonge pût l'accompagner! Les deux cousines se séparèrent. Mme de Sarliève, en sa qualité de maîtresse de maison, aurait cru manquer au devoir de l'hospitalité envers deux personnes, soupçonnées d'un bonheur clandestin, quand elle les avait chez elle, si elle ne leur avait pas donné une occasion de passer une heure de plus à côté l'une de l'autre. Aussi avait-elle réservé à Chaligny le plaisir de conduire Mme de La Node à table, très naturellement. C'est le quotidien procédé, à Paris, des femmes légères, quand elles veulent s'assurer la réciprocité,—et des femmes honnêtes, quand elles veulent recruter des assidus à leur salon. Elles se trompent quelquefois en croyant ainsi être agréables à leurs convives. Il arrive que ces complaisances retardent et forcent des amants brouillés à subir le plus douloureux voisinage. Il arrive aussi qu'elles froissent certaines sensibilités ombrageuses, comme une indélicatesse. C'est trop leur montrer que l'on connaît les dessous de leur vie. Chaligny appartenait à ce groupe des amoureux susceptibles. Vingt fois Jeanne l'avait vu, à des dîners pareils, s'asseoir auprès d'elle de cette même façon morose, avec les gestes énervés d'un homme qui souffre d'une situation fausse. Et, vingt fois, elle lui avait dit, pour le reprendre, et se prouver son empire, de ces phrases d'aguichage tendre, comme celle qu'elle lui murmura, de la pointe de ses lèvres, en s'asseyant à table, dans le premier brouhaha de l'installation:
—«C'est un bonheur pour moi de vous avoir là, pour un peu de temps. Nous ne nous sommes pas parlé vraiment de la semaine...»
—«Vous savez bien que ce n'est pas ma faute,» répondit-il. «J'ai chassé tous les jours...»
—«Et je sais bien aussi que cela ne vous prive guère,» fit-elle coquettement. «Vous aviez l'air si mécontent lorsque Emmeline vous a demandé de me conduire à table...»
—«Je vous respecte,» répliqua-t-il, «et je ne pouvais pas ne pas être mécontent... Nous ne dînons plus jamais dehors sans que nous soyons voisins. Je sais trop ce que cela signifie...»
—«Et si cela m'est égal, à moi?» insinua-t-elle. «Non, soyez franc, Norbert. Ce n'est pas moi qui vous préoccupe...»
—«Et qui donc?...»
Jeanne lança un regard du côté de Valentine d'une signification si claire, que Chaligny répondit vivement:
—«Et quand je tiendrais à la ménager, elle aussi? Quand je voudrais lui éviter une douleur?...»
—«Vous croyez donc qu'elle tient à vous tant que cela?» répliqua la maîtresse. «Mon pauvre ami!...» Une expression singulière passa dans ses prunelles qu'elle n'y avait jamais eue avant ce jour, et elle laissa tomber