Название | Pierre Nozière |
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Автор произведения | Anatole France |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066090234 |
A l'occident aussi, j'avais touche les confins de l'univers … Les hauteurs bouleversees de la Chaillot, la colline du Trocadero, sauvage alors, fleurie de bouillons blancs et parfumee de menthe, c'etait veritablement le bout du monde, les bords de l'abime ou l'on apercoit l'homme nu qui n'a qu'une jambe, et qui marche en sautant, l'homme poisson et l'homme sans tete qui porte un visage sur la poitrine. Aux abords du pont qui, de ce cote fermait l'univers, les quais etaient mornes, gris, poudreux. Point de fiacres, quelques promeneurs a peine. Ca et la, accoudes au parapet, de petits soldats qui taillaient une baguette et regardaient couler l'eau. Au pied du cavalier romain qui occupe l'angle droit du Champ-de-Mars, une vieille, accroupie au parapet, vendait des chaussons aux pommes et du coco. Le coco etait dans une carafe coiffee d'un citron. La poussiere et le silence passaient sur ces choses. Maintenant le pont d'Iena relie entre eux des quartiers neufs. Il a perdu l'aspect morne et desole qu'il avait dans mon enfance. La poussiere que le vent souleve sur la chaussee n'est plus la poussiere d'autrefois. Le cavalier romain voit de nouvelles figures et de nouvelles moeurs. Il ne s'en attriste pas: il est de pierre.
Mais ce que j'aimais et connaissais le mieux, c'etaient les berges de la Seine; ma vieille bonne Nanette m'y menait promener tous les jours. J'y retrouvais l'arche de Noe de ma Bible en estampes. Car je ne doutais guere que ce ne fut le bateau de la Samaritaine, avec son palmier d'ou sortait merveilleusement une fumee mince et noire. Cela se concevait: comme il n'y avait plus de deluge, on avait fait de l'arche un etablissement de bains.
Du cote du levant, j'avais visite le Jardin des Plantes et remonte la Seine jusqu'au pont d'Austerlitz. La etait la limite. Les plus hardis explorateurs de la nature finissent par trouver le point au dela duquel ils ne peuvent plus avancer. Il m'avait ete impossible d'aller plus loin que le pont d'Austerlitz. Mes jambes etaient petites et celles de ma bonne Nanette etaient vieilles; et malgre ma curiosite et la sienne, car nous aimions tous deux les belles promenades, il nous avait toujours fallu nous arreter sur un banc, sous un arbre, en vue du pont, au regard d'une marchande de gateaux de Nanterre. Nanette n'etait guere plus grande que moi. Et c'etait une sainte femme en robe d'indienne a ramages, avec un bonnet a tuyaux. Je crois que la representation qu'elle se faisait du monde etait aussi naive que celle que je m'en formais a son cote. Nous causions ensemble tres facilement. Il est vrai qu'elle ne m'ecoutait jamais. Mais il n'etait pas necessaire qu'elle m'ecoutat. Et ce qu'elle me repondait etait toujours a propos. Nous nous aimions tendrement l'un l'autre.
Tandis qu'assise sur le banc, elle songeait avec douceur a des choses obscures et familieres, je creusais la terre avec ma pelle au pied d'un arbre, ou bien encore je regardais le pont qui terminait pour moi le monde connu.
Qu'y avait-il au dela? Comme les savants, j'en etais reduit aux conjectures. Mais il se presentait a mon esprit une hypothese si raisonnable que je la tenais pour une certitude: c'est qu'au dela du pont d'Austerlitz s'etendaient les contrees merveilleuses de la Bible. Il y avait sur la rive droite un coteau que je reconnaissais pour l'avoir vu dans mes estampes, dominant les bains de Bethsabee.
Au dela je placais la Terre-Sainte et la Mer Morte; je pensais que si on pouvait aller plus loin, on apercevrait Dieu le pere en robe bleue, sa barbe blanche emportee par le vent, et Jesus marchant sur les eaux, et peut-etre le prefere de mon coeur, Joseph, qui pouvait bien vivre encore, car il etait tres jeune quand il fut vendu par ses freres.
J'etais fortifie dans ces idees par la consideration que le Jardin des Plantes n'etait autre chose que le Paradis terrestre un peu vieilli, mais, en somme, pas beaucoup change. De cela, je doutais encore moins que du reste; j'avais des preuves. J'avais vu le Paradis terrestre dans ma Bible, et ma mere m'avait dit: "Le Paradis terrestre etait un jardin tres agreable, avec de beaux arbres et tous les animaux de la creation." Or, le Jardin des Plantes, c'etait tout a fait le Paradis terrestre de ma Bible et de ma mere, seulement, on avait mis des grillages autour es betes, par suite du progres des arts et a cause de l'innocence perdue. Et l'Ange qui tenait l'epee flamboyante avait ete remplace, a l'entree, par un soldat en pantalon rouge.
Je me flattais d'avoir fait la une decouverte assez importante. Je la tenais secrete. Je ne la confiai pas meme a mon pere, que j'interrogeais pourtant a toute minute sur l'origine, les causes et les fins des choses tant visibles qu'invisibles. Mais sur l'identification du Paradis terrestre au Jardin des Plantes, j'etais muet.
Il y avait plusieurs raisons a mon silence. D'abord, a cinq ans, on eprouve de grandes difficultes a expliquer certaines choses. C'est la faute des grandes personnes, qui comprennent tres mal ce que veulent dire les petits enfants. Puis j'etais content de posseder seul la verite. J'en prenais avantage sur le monde. J'avais aussi le sentiment que si j'en disais quelque chose, on se moquerait de moi, on rirait, et que ma belle idee en serait detruite, ce dont j'eusse ete tres fache. Disons tout, je sentais, d'instinct, qu'elle etait fragile. Et peut-etre meme que, au fond de l'ame et dans le secret de ma conscience obscure, je la jugeais hardie, temeraire, fallacieuse et coupable. Cela est tres complexe. Mais on ne saurait imaginer toutes les complications de la pensee dans une tete de cinq ans.
Nos promenades au Jardin des Plantes, c'est le dernier souvenir que j'aie garde de ma bonne Nanette qui etait si vieille quand j'etais si jeune, et si petite quand j'etais si petit. Je n'avais pas encore six ans accomplis, lorsqu'elle nous quitta a regret et regrettee de mes parents et de moi. Elle ne nous quitta pas pour mourir, mais je ne sais pourquoi, pour aller je ne sais ou. Elle disparut ainsi de ma vie, comme on dit que les fees, dans les campagnes, apres avoir pris l'apparence d'une bonne vieille pour converser avec les hommes, s'evanouissent dans l'air.
II
LE MARCHAND DE LUNETTES.
En ce temps-la, le jour etait doux a respirer; tous les souffles de l'air apportaient des frissons delicieux; le cycle des saisons s'accomplissait en surprises joyeuses et l'univers souriait dans sa nouveaute charmante. Il en etait ainsi parce que j'avais six ans. J'etais deja tourmente de cette grande curiosite qui devait faire le trouble et la joie de ma vie, et me vouer a la recherche de ce qu'on ne trouve jamais.
Ma cosmographie—j'avais une cosmographie—etait immense. Je tenais le quai Malaquais, ou s'elevait ma chambre, pour le centre du monde. La chambre verte, dans laquelle ma mere mettait mon petit lit pres du sien, je la considerais, dans sa douceur auguste et dans sa saintete familiere, comme le point sur lequel le ciel versait ses rayons avec ses graces, ainsi que cela se voit dans les images de saintete. Et ces quatre murs, si connus de moi, etaient pourtant pleins de mystere.
La nuit, dans ma couchette, j'y voyais des figures etranges, et, tout a coup, la chambre si bien close, tiede, ou mouraient les dernieres lueurs du foyer, s'ouvrait largement a l'invasion du monde surnaturel.
Des legions de diables cornus y dansaient des rondes; puis, lentement, une femme de marbre noir passait en pleurant, et je n'ai su que plus tard que ces diablotins dansaient dans ma cervelle et que la femme lente, triste et noire etait ma propre pensee.
Selon mon systeme, auquel il faut reconnaitre cette candeur qui fait le charme des theogonies primitives, la terre formait un large cercle autour de ma maison. Tous les jours, je rencontrais allant et venant par les rues, des gens qui me semblaient occupes a une sorte de jeu tres complique et tres amusant: le jeu de la vie. Je jugeais qu'il y en avait beaucoup, et peut-etre plus de cent.
Sans douter le moins du monde que leurs travaux, leurs difformites et leurs souffrances ne fussent une maniere de divertissement, je ne pensais pas qu'ils se trouvassent comme moi sous une influence absolument heureuse, a l'abri, comme je l'etais, de toute inquietude. A vrai dire, je ne les croyais pas aussi reels que moi; je n'etais pas tout a fait persuade qu'ils fussent des etres veritables, et quand, de ma fenetre, je les voyais passer tout petits sur le pont des Saints-Peres, ils me semblaient plutot des joujoux que des personnes, de sorte que j'etais presque aussi heureux que l'enfant geant du conte qui, assis sur une montagne, joue