Le dernier vivant. Paul Feval

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Название Le dernier vivant
Автор произведения Paul Feval
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066085827



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Louaisot de Méricourt lut ces quatre lignes attentivement.

      Il me dit en me rendant le papier:

      —Il y a la conscience, Monsieur, et sans elle la profession serait ravalée indéfiniment. Je n'ai pas à vous faire subir d'interrogatoire; murons la vie privée, mais la lettre a sept semaines de date: pourquoi ce temps perdu?

      Au moment où j'allais répondre, il m'arrêta par un de ces regards coupants qui modifiaient si étrangement l'expression débonnaire de sa physionomie et reprit:

      —Je vous prie de vouloir bien m'excuser et surtout me comprendre. La conscience implique la minutie dans la délicatesse. C'est la profession qui demande cela. Ma question a pour but de savoir si je puis me mêler de cette histoire sans contrevenir aux lois de la délicatesse la plus exagérée. Je suis un assez drôle de corps, hein? Je me flanquerais à l'eau pour ma conscience: c'est la profession.

      —Votre conscience, répondis-je, sans trop montrer l'impatience qui décidément me gagnait, n'a rien à voir en ceci et peut dormir tranquille. Quand j'ai reçu cette lettre, en Irlande, dans la campagne de Galway, elle avait déjà plus d'un mois de date: le temps de courir après moi par les chemins du Connaught, qui sont terriblement capricieux. Et il y a loin de mon entresol de la rue du Helder jusqu'aux bords du lac Corrib.

      —Un pays bien frais, fit observer M. Louaisot de Méricourt que l'explication sembla satisfaire. Connu! J'ai eu occasion de pousser une petite pointe jusque dans la «verte Erin», comme dit Lamartine. Quel poète! ah! si j'avais sa lyre! J'ai suivi un banqueroutier frauduleux jusqu'au sommet du Mamturk. Jolie vue, ça m'avait essoufflé; mais mon homme fut pincé à 700 mètres au-dessus du niveau de la mer: je possédais un mandat du lord chef-juge. Il y a aussi des antiquités celtiques en quantité; mais ce n'est pas un pays fortuné, par exemple, et des quantités de coqueluches.

      Ici, M. Louaisot mangea une bonne bouchée de veau rôti en ébauchant à bas bruit la mélodie célèbre qui accompagne le second distique de la romance.

      ...Depuis que j'ai vu Sylvandre Me regarder d'un air tendre....

      Puis il me remit ma lettre en disant avec beaucoup d'aménité:

      —La conscience, Monsieur, sans laquelle je ne comprendrais même pas la profession, peut se contenter de vos explications; donc j'ai l'honneur de vous remercier. Déposez trente francs et revenez demain.

      Je pris congé. À la moitié de l'escalier j'entendis encore le mot conscience, enveloppé dans le cinquième vers:

      Mon cœur dit à chaque instant Peut-on vivre?...

      Le lendemain, de bonne heure, j'étais au rendez-vous.

      Je fus reçu par la cauchoise, qui avait déjà les joues écarlates et répandait à la ronde une bonne odeur de gloria.

      Au lieu d'entrer chez M. Louaisot de Méricourt, elle ouvrit, dans l'antichambre, une porte latérale qui me montra un long bureau, où écrivaient quatre ou cinq pauvres diables. Au bout de deux minutes, tout au plus, elle revint avec un papier qu'elle tint à distance en disant:

      —Savez-vous comment le patron m'appelle? sa mule. Il est drôle. Alors, il me faut mon picotin. C'est dix francs.

      Je donnai le pourboire. Elle porta l'argent à ses lèvres, comme je l'ai vu faire aux mendiants des grandes routes en Normandie.

      Le papier ne contenait que ces mots:

      «Maison de santé du Dr Chapart, rue des Moulins, à Belleville.»

      Une demi-heure après, un garçon à tournure d'infirmier m'ouvrait la chambre n°9, corridor du deuxième étage, dans la maison Chapart, où Lucien était pensionnaire.

      Il y avait maintenant près de dix ans que je n'avais vu Lucien Thibaut. Ma famille était de Paris, la sienne habitait le pays de Caux, où son père avait occupé un emploi de magistrature. Sa mère, restée veuve avec deux filles, y jouissait d'une modeste aisance.

      Nous avions fait nos études ensemble au lycée Bourbon. Lucien et moi, et nous nous étions quittés, fort émus de la séparation, mais nous promettant bien de nous revoir souvent, juste le dernier jour de sa vingtième année.

      Je me souviens qu'il était tout fier de sa thèse passée, et le moins triste de nous deux.

      Nous ne nous étions jamais rencontrés depuis lors, mais notre correspondance, quelquefois ralentie, n'avait point discontinué.

      Il faut s'aimer beaucoup pour cela, c'est certain, et, en vérité, je ne saurais dire pourquoi je ne réalisai pas, au moins une fois, le projet si souvent caressé de l'aller voir soit à Yvetot, soit à sa maison de famille où il passait les vacances avec sa mère et ses deux sœurs.

      Ma vie, il est vrai, n'avait pas été sédentaire comme la sienne, et dans ma carrière un peu vagabonde, je ne faisais guère que toucher barres à Paris.

      Quoi qu'il en soit, nous étions liés, Lucien et moi, par une amitié paisible, mais sincère. Je ne puis dire que cette affection eût été mise jamais à de sérieuses épreuves, mais elle existait depuis les jours de notre enfance et, pour ma part, j'en sentais instinctivement la véritable profondeur.

      Nous étions encore l'un et l'autre au préambule de la vie. Dès ce temps là, quand il me venait par hasard des bouffées de sagesse et que je songeais à «l'avenir», quel que fût mon rêve, Lucien y avait sa place.

      Cela s'arrangeait tout naturellement; il ne me semblait pas possible de penser à moi sans penser à lui, et la première fois qu'il fut, pour lui, question de mariage, je me sentis vaguement jaloux.

      L'instant d'après, je m'en souviens, je souriais à une blonde vision: de chers enfants sautaient en babillant sur mes genoux.

      C'est assez ma vocation d'être oncle. Je suis vieux garçon de naissance, et comme je n'ai ni frère ni sœur, les enfants de Lucien étaient mes neveux prédestinés.

      Ce mariage, du reste, dont il fut question très longtemps après notre séparation—vers 1863, je crois—ne se fit pas. Mon avis n'y avait point été favorable, quoiqu'il s'agît d'une amie d'enfance dont Lucien nous avait rebattu les oreilles dès le collège.

      Je trouvais Lucien trop jeune pour épouser une veuve, surtout une veuve qui était son aînée, car Mme la marquise Olympe de Chambray avait quarante-huit heures de plus que lui.

      «Belle comme un ange, spirituelle comme un diable—et ridiculement riche!»

      Je souligne la phrase, textuellement prise dans une lettre de Lucien Thibaut, parce qu'elle me paraît caractériser tout à fait le genre de sentiment à lui inspiré par la charmante veuve.

      Plus tard, quand ses lettres me parlèrent de Jeanne Péry, ce fut un autre style. Que d'efforts il faisait pour se contenir! Mais à travers sa réserve, dont le motif m'échappait, je devinais le grand, l'irrésistible amour.

      Lucien Thibaut épousa Jeanne vers l'automne de 1865.

      J'en reçus la nouvelle quinze jours d'avance, à Vienne, où j'étais apprenti diplomate. Lucien avait alors vingt-neuf ans et quelques mois.

      Depuis lors, il m'avait écrit à peine une couple de fois, comme par manière d'acquit et sans me rien dire.

      Du reste, il y avait du temps que les lettres de Lucien me disaient peu de chose. Je l'avais accusé bien souvent de n'avoir point confiance en moi.

      Il me cachait son cœur.

      Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. Louaisot me fournit l'adresse de Lucien à la maison de santé du Dr Chapart.