Название | L'épaulette: Souvenirs d'un officier |
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Автор произведения | Georges Darien |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066087197 |
J'y vais. Le déjeuner est excellent. Le service est fait par le valet de pied du cousin Raubvogel, un homme de taille exiguë, aux yeux verdâtres, à la chevelure poivre et sel; il s'appelle Gédéon Schurke. Il a toujours l'air d'être sur le point de dire une plaisanterie, ou d'en exécuter une. Il était gérant de l'hôtel des Trois Cigognes, à Mulhouse, et n'a accepté provisoirement la situation de valet de pied qu'afin de ne point quitter ses patrons, pour lesquels il a une grande affection. Il m'intéresse beaucoup.
Mais ce qui est surtout intéressant, c'est la conversation de Raubvogel. Il me dit, à moi, bien des choses qu'il n'a point voulu dire à ma grand'mère afin de ne point la froisser; il me raconte toutes les atrocités que les Allemands ont commises en Alsace; il me narre les excès dont ils se sont rendus coupables à Strasbourg. Il m'avoue que sa haine des Prussiens est tellement grande qu'il a préféré faire tous les sacrifices et quitter sa terre natale plutôt que de demeurer dans une province occupée par eux. Il va s'en aller, lui et sa femme, avec Delanoix, dans le Nord ou autre part, enfin dans un endroit où il pourra voir flotter le drapeau tricolore.
—Toutes les privations, dit-il, toutes les misères, mais la France!
J'en pleure. Alors, le cousin me parle de mon père et de ses hautes capacités militaires. L'histoire du coup de pied de cheval le navre. Il ne doute pas, néanmoins, que mon père ne reprenne avant peu sa place à la tête d'un régiment et ne devienne un des vengeurs de la patrie.
Quand on se lève de table, Estelle me fait présent d'une belle cravate qu'elle a achetée le matin pour moi; et le cousin glisse une pièce de cinq francs dans chacune des poches de mon gilet.
Avant de quitter Gédéon Schurke, qui me reconduit à la maison en toute dignité, marchant à deux pas derrière moi, je lui mets une de ces deux pièces dans la main. Il l'accepte avec un grand salut, mais un drôle d'air.
M. Delanoix est arrivé ce matin, et nous a fait un effrayant tableau de la désorganisation qui règne en France. Les provinces occupées par l'ennemi sont les seules qui ne soient point en proie au chaos. Ailleurs, c'est un désordre effroyable, c'est l'anarchie. Les lois ne sont plus respectées; les autorités ont disparu ou sont sans pouvoir. Les vagabonds pullulent; et dans la région du Nord, qu'il habite, les contrebandiers, profitant du départ des douaniers pour l'armée, ne mettent plus de bornes à leur audace. C'est, en vérité, terrible. Et les affaires ne marchent pas, pas du tout. Pour lui, il ne sait vraiment que conseiller à sa fille et à son gendre.
M. Delanoix secoue la tête avec tristesse; et toute sa personne, son ventre sur lequel tremblottent des breloques d'or, ses petits yeux vrillonnants baissés vers le sol, ses favoris maintenant mélancoliques, semble exprimer un désespoir complet.
Mais Raubvogel ne désespère pas. Il l'a dit, cette après-midi même, au cimetière, sur la tombe d'un officier français. Il a dit qu'il espérait, et fermement. «L'espoir! a-t-il dit d'une voix vibrante. N'abandonnons jamais l'espoir, et nous serons toujours la Grande Nation!»
Alors, Raubvogel a fait un discours? Certainement. Voici dans quelles circonstances. Un officier français, blessé dans un des combats livrés sous Paris, avait été rapporté à l'hôpital de Versailles. Il y est mort avant-hier et on devait l'enterrer aujourd'hui à trois heures; personne ne songeait à faire, des funérailles de cet officier, le prétexte d'une démonstration patriotique. Mais Raubvogel, informé des faits ce matin, a pris une résolution courageuse. Pendant plusieurs heures il s'est multiplié; on a pu voir la voiture découverte qui le transportait parcourir la ville en tous sens; pendant qu'un fiacre fermé conduisait Mme Raubvogel chez les autorités allemandes. A trois heures moins un quart, accompagné d'un nombre respectable de citoyens vêtus de noir et de quelques dames en grand deuil, parmi lesquelles sa femme, Raubvogel s'est présenté à l'hôpital. Il a remis à l'officier qui dirige l'établissement un ordre du commandant de place, dûment signé et contresigné. L'officier s'est incliné et a permis aux citoyens versaillais, représentés par M. Raubvogel, de prendre la direction des obsèques.
Le cercueil de l'officier français, mort au champ d'honneur, a été recouvert d'un énorme drapeau tricolore, commandé le matin par Estelle; le corbillard était surchargé de fleurs bleues, blanches et rouges; et du poêle descendaient des cordons tricolores que tenaient, avec componction et dignité, M. Raubvogel, M. Delanoix, M. Curmont, et un héroïque citadin qui se trouvait justement de faction à la porte du Chesnay, en qualité de garde national, lorsque les Prussiens firent leur entrée. La cérémonie a été imposante. Un peloton de soldats allemands accompagnait le cortège et a rendu au défunt les honneurs militaires. Après quoi, devant la fosse encore ouverte, Raubvogel a fait son discours. Ah! que c'était beau! Quelle éloquence poignante! Et comme je voudrais pouvoir me rappeler tout ce qu'il a dit, mot pour mot!... Estelle pleurait. Tout le monde pleurait. Et Gédéon Schurke, qui se tenait près de moi, m'a glissé sournoisement un mouchoir dans la main, et m'a dit entre ses dents:
—Mais pleure donc aussi, toi!
J'ai été très choqué de m'entendre tutoyer par Gédéon Schurke, et je me propose de lui demander la raison d'une telle familiarité. Malheureusement, c'est une chose que je ne peux pas faire devant tout le monde, et il m'est très difficile de me trouver en tête-à-tête avec le valet de pied du cousin. Il est constamment en courses, à droite ou à gauche; Delanoix et Raubvogel, profitant des longues absences d'Estelle qui fait des visites prolongées aux fonctionnaires allemands, tiennent à l'hôtel du Sabot d'or des conciliabules à n'en plus finir; comment, dans ces conditions, pouvoir exposer mes griefs à Gédéon?
L'occasion, pourtant, se présente, un jour qu'il est venu faire une commission à ma grand'mère. Je le prends à part, et je lui demande les raisons de son peu de considération pour ma personne. Il sourit et répond:
—Veuillez accepter toutes mes excuses, monsieur Jean; j'aurais dû vous témoigner plus d'égards, surtout étant donnée la générosité dont vous avez fait preuve envers moi, l'autre jour, et qui est bien rare à votre âge. Quant aux raisons qui m'ont fait manquer au respect que je vous dois, je serais tout prêt à vous les exposer s'il vous était possible de vous départir en ma faveur de la seconde des pièces de cent sous dont, dernièrement, vous gratifia mon maître.
J'ai encore la pièce dans ma poche, et dédaigneusement je la tends à Gédéon qui la fait disparaître.
—J'ai l'honneur de vous remercier, dit-il; mais toute peine mérite salaire. Je me suis permis de vous tutoyer parce que la France est aujourd'hui dans une situation terrible, et que je pense parfois que, dans des circonstances aussi tragiques, il ne doit plus y avoir ni inférieurs, ni supérieurs, mais seulement des Français.
—Mais, dis-je en rougissant de colère, car je crois que Gédéon se moque de moi, comment se fait-il, si vous êtes si bon Français, que vous n'alliez pas à la guerre? Vous, et mon cousin Raubvogel, et M. Delanoix?
—Nous allons à la guerre, répond Schurke, en secouant la tête; nous sommes à la guerre; nous y sommes, nous y sommes en plein. Seulement, voyez-vous, monsieur Jean, chacun a sa façon de faire la guerre! Nous autres, nous faisons la guerre comme les gens qui ne se battent pas.
—Peuh! fais-je avec dédain.
—Votre mépris n'est pas justifié, répond lentement Schurke. Quand vous apprendrez l'histoire, vous verrez comment un grand général, Annibal, après avoir vaincu les Romains en plusieurs rencontres, s'avança jusqu'aux portes de Rome; et comment, ayant pris ses quartiers à Capoue, son armée s'endormit dans les délices de cette ville, et, énervée et affaiblie par les plaisirs, fut enfin chassée de l'Italie. Nous faisons tous nos efforts pour que les Allemands trouvent dans Versailles, et même dans toute la partie de la France qu'ils occupent, la Capoue qu'ils méritent.
—Ah! dis-je avec étonnement. Et comment vous y prenez-vous?
—Ça dépend. Par exemple, vos parents, MM. Delanoix et Raubvogel,