Название | L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale |
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Автор произведения | L. Becq de Fouquières |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066089474 |
En général, les hommes se laissent aller beaucoup plus facilement que les femmes à grossir l'effet représentatif de leur rôle; cela tient sans doute à ce que les femmes possèdent à un plus haut degré la faculté d'imitation et d'assimilation, tandis que les hommes sont poussés par une puissance d'agir, difficile à contenir, à forcer leurs premiers effets et à en essayer de nouveaux. Je citerai comme un exemple remarquable le Monde où l'on s'ennuie, qui a tenu l'affiche pendant deux cent cinquante représentations. Les hommes se sont visiblement fatigués; les premiers acteurs ont été remplacés par d'autres, qui se sont eux-mêmes lassés, ce dont je suis bien loin de leur faire un crime; mais les actrices qui avaient créé les rôles les ont conservés sans interruption jusqu'à la fin, et non seulement elles ont résisté à la tentation de grossir des effets faciles à exagérer, mais encore elles ont eu le mérite peu commun de nous conserver jusque dans les dernières représentations la perfection de jeu et de diction qu'elles avaient atteinte dès les premières.
Un directeur attentif s'aperçoit sans doute de la tendance qu'ont les acteurs d'une pièce à grossir l'effet représentatif de leur rôle; mais, outre qu'il est assez difficile d'enrayer un mouvement qui ne s'accélère qu'insensiblement, il faut reconnaître que la résolution à prendre dans ces cas-là, de la part du directeur, est souvent aussi délicate que difficile et complexe. D'un côté, c'est manquer à ce que l'on doit au génie d'un poète que de laisser altérer si peu que ce soit la physionomie de son oeuvre; d'un autre, sacrifier à l'effet représentatif, c'est augmenter l'attrait et la séduction que peut exercer une pièce et attirer à la connaissance et à l'estime des belles oeuvres un public de plus en plus nombreux.
Il semble qu'il y ait là une sorte de compensation, bien difficile à ne pas accepter dans l'état actuel de la société française. La Révolution a brisé les barrières qui séparaient les classes les unes des autres. La France est aujourd'hui une démocratie. Les plus humbles veulent jouir des mêmes plaisirs que les plus fortunés; aussi, depuis la fin du siècle dernier, on peut dire que le public qui suit les représentations dramatiques a presque centuplé. Il faut non seulement un plus grand nombre de théâtres pour satisfaire à tous ses goûts; mais encore une pièce qui, jadis, eût été arrêtée de la vingt-cinquième à la cinquantième représentation atteint facilement aujourd'hui la centième, la deux-centième même et souvent après un nombre pareil de représentations n'a épuisé que momentanément son succès.
La nécessité de plaire à la foule s'impose donc, mais impose du même coup à l'art un sacrifice pénible; car l'idéal s'abaisse sensiblement à mesure qu'augmente en nombre le public dont on sollicite les applaudissements. Il n'y a relativement qu'un petit nombre d'esprits délicats et cultivés qui soient capables de sentir la beauté sévère d'une oeuvre d'art. En revanche, en attirant la foule, fût-ce au prix de quelques concessions, en la sollicitant, par l'attrait d'un plaisir facile, à goûter à son tour le charme des belles oeuvres, on rehausse et on purifie si peu que ce soit son idéal. Si donc la cime de l'art s'abaisse, la culture générale de l'esprit s'étend, s'élève même, et là encore il y a compensation. Or, dans une société démocratique, c'est une compensation qu'il n'est pas permis de négliger et qu'on serait même coupable de ne pas rechercher. Mais, si nous pouvons nous consoler de l'abaissement fatal de l'art par la compensation que nous trouvons dans la culture du plus grand nombre, c'est à la condition que nous ne perdions pas de vue le sommet auquel il s'est élevé et vers lequel il doit tendre à remonter, par un autre chemin peut-être, afin que nous ayons toujours conscience de l'effort qu'il nous faudrait faire pour l'atteindre.
C'est pourquoi, s'il est pardonnable à la plupart des directeurs de sacrifier à la moindre culture du plus grand nombre, il est du devoir de quelques directeurs privilégiés de maintenir, autant que possible, l'art dans toute son intégrité et de résister au désir de trop flatter les instincts moins délicats d'un public plus nombreux. Or, s'ils remplissent ce devoir, c'est à la condition de se résigner à une perte de gain possible, sacrifice qui trouve sa compensation dans les subventions de l'État. Un directeur privilégié et garanti par l'État contre des pertes trop sensibles a pour devoir de ne pas sacrifier l'art à un désir de gain immodéré. Il doit s'appliquer à mettre en lumière la valeur intrinsèque des ouvrages qu'il met en scène; à amener à son point de perfection leur effet représentatif, sans permettre qu'il puisse détourner l'esprit des spectateurs de ce qui doit être l'objet principal de son attention. Il doit, en outre, interdire aux comédiens de troubler l'harmonie générale de l'oeuvre en grossissant trop sensiblement l'effet représentatif de leur rôle. Il doit, en un mot, s'efforcer de mériter les applaudissements du public, mais se montrer sévère sur les moyens de les lui arracher. C'est son honneur et sa gloire de monter parfois des oeuvres qui ne soient susceptibles de plaire qu'à un public restreint, mais délicat et lettré. Car cette élite plus éclairée, que toute nation possède en elle-même, est destinée à voir peu à peu grossir ses rangs par l'adjonction de ceux qu'élèvent jusqu'à elle l'instruction et l'éducation de jour en jour plus répandues. Travailler pour cette élite, c'est donc travailler pour tous, c'est conspirer contre l'ignorance et le mauvais goût, en éveillant les meilleurs instincts de la foule, en la conviant à la jouissance d'un idéal supérieur.
Malheureusement, le devoir qui incombe à un théâtre subventionné est rarement bien compris de la foule. Un grand nombre de spectateurs s'imaginent qu'une subvention impose au théâtre qui la reçoit la préoccupation constante d'une mise en scène luxueuse. Or, c'est précisément tout le contraire, comme nous l'avons fait voir dans ce chapitre. Ce qui rend donc difficile la position d'un directeur subventionné, c'est la nécessité de réagir contre ce préjugé de la foule, sans être assuré que ses intentions seront bien comprises, et qu'on ne blâmera pas tout ce qui, dans sa conduite, mériterait précisément l'éloge.
CHAPITRE IX
La mise en scène ne doit par pécher par défaut.—De la contention d'esprit du spectateur.—La mise en scène ne doit pas proposer à l'esprit de coordinations contradictoires.
Nous avons insisté sur l'accord qui devait régner entre l'effet représentatif d'une oeuvre dramatique et sa valeur intrinsèque, et nous avons surtout montré que tout ce qui s'ajoutait inutilement à cet effet représentatif était nuisible à l'oeuvre elle-même, en distrayant l'esprit de ce qui devait être sa principale et quelquefois son unique préoccupation. Mais il est évident que, pour réaliser cet accord, s'il convient de ne rien ajouter à la juste mise en scène, il ne faut pas non plus en rien retrancher. De même que la mise en scène peut pécher par excès, elle peut aussi pécher par défaut. L'esprit est toujours frappé fortement par un contraste. Le décor, les costumes, les jeux de scène, la figuration, doivent donc convenir au texte poétique; c'est ce que jadis on aurait exprimé en disant que la mise en scène doit être décente. Elle ne le serait pas si, par exemple, on jouait le Misanthrope dans le même décor que les Femmes savantes; elle ne l'est pas quand l'aspect de la figuration répugne à l'idée avantageuse qu'en fait naître le texte de la pièce.
Pour suivre avec profit une oeuvre dramatique, forte et bien liée dans toutes ses parties, il faut une grande