Название | Le Petit Chose (Histoire d'un Enfant) |
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Автор произведения | Alphonse Daudet |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066176082 |
Pourtant, au milieu de cette grande douleur, deux choses me faisaient sourire: d’abord la pensée de monter sur un navire, puis la permission qu’on m’avait donnée d’emporter mon perroquet avec moi. Je me disais que Robinson avait quitté son île dans des conditions à peu près semblables, et cela me donnait du courage.
Enfin, le jour du départ arriva. M. Eyssette était déjà à Lyon depuis une semaine. Il avait pris les devants avec les gros meubles. Je partis donc en compagnie de Jacques, de ma mère et de la vieille Annou. Mon grand frère l’abbé ne partait pas, mais il nous accompagna jusqu’à la diligence de Beaucaire, et aussi le concierge Colombe nous accompagna. C’est lui qui marchait devant en poussant une énorme brouette chargée de malles. Derrière venait mon frère l’abbé, donnant le bras à Mme. Eyssette. Mon pauvre abbé, que je né devais plus revoir! [10]
La vieille Annou marchait ensuite, flanquée d’un énorme parapluie bleu et de Jacques, qui était bien content d’aller à Lyon, mais qui sanglotait tout de même. … Enfin, à la queue de la colonne, venait Daniel Eyssette, portant gravement la cage du perroquet et se retournant a chaque pas du côté de sa chère fabrique.
A mesure que la caravane s’éloignait, l’arbre se haussait tant qu’il pouvait par-dessus les murs du jardin pour la voir encore une fois. … Les platanes agitaient leurs branches en signe d’adieu. … Daniel Eyssette, très ému, leur envoyait des baisers à tous, furtivement et du bout des doigts.
Je quittai mon île le 30 septembre 18..
II
LES BABAROTTES¹
¹ Nom donné dans le Midi à ces gros insectes noirs que l’Académie appelle des “blattes” et les gens du Nord des “cafards.”
Ô choses de mon enfance, quelle impression vous m’avez laissée! Il me semble que c’est hier, ce voyage sur le Rhône. Je vois encore le bateau, ses passagers, son équipage; j’entends le bruit des roues et le sifflet de la machine.
La traversée dura trois jours. Je passai ces trois jours sur le pont, descendant au salon juste pour manger et dormir. Le reste du temps, j’allais me mettre [11] à la pointe extrême du navire, près de l’ancre. Il y avait là une grosse cloche qu’on sonnait en entrant dans les villes: je m’asseyais à côté de cette cloche, parmi des tas de corde; je posais la cage du perroquet entre mes jambes et je regardais. Le Rhône était si large qu’on voyait à peine ses rives. Moi, je l’aurais voulu encore plus large, et qu’il se fût appelé: la mer! Le ciel riait, l’onde était verte. De grandes barques descendaient au fil de l’eau. Des mariniers, guéant le fleuve à dos de mules, passaient près de nous en chantant. Parfois le bateau longeait quelque île bien touffue, couverte de joncs et de saules. “Oh! une île déserte!” me disais-je dans moi-même; et je la dévorais des yeux. …
Vers la fin du troisième jour je crus que nous allions avoir un grain. Le ciel s’était assombri subitement; un brouillard épais dansait sur le fleuve; à l’avant du navire on avait allumé une grosse lanterne, et, ma foi! en présence de tous ces symptômes, je commençais à être ému. … A ce moment quelqu’un dit près de moi: “Voilà Lyon!” En même temps la grosse cloche se mit à sonner. C’était Lyon.
Confusément, dans le brouillard, je vis des lumières briller sur l’une et sur l’autre rive; nous passâmes sous un pont, puis sous un autre. A chaque fois l’énorme tuyau de la machine se courbait en deux et crachait des torrents d’une fumée noire qui faisait tousser. … Sur le bateau, c’était un remue-ménage effroyable. Les passagers cherchaient leurs malles; les matelots juraient en roulant des tonneaux dans l’ombre. Il pleuvait. … [12]
Je me hâtai de rejoindre ma mère, Jacques et la vieille Annou qui étaient à l’autre bout du bateau, et nous voilà tous les quatre, serres les uns contre les autres, sous le grand parapluie d’Annou, tandis que le bateau se rangeait au long des quais et que le débarquement commençait.
En vérité, si M. Eyssette n’était pas venu nous tirer de là, je crois que nous n’en serions jamais sortis. Il arriva vers nous, à tâtons, en criant: “Qui vive! qui vive!” A ce “qui vive!” bien connu, nous répondîmes: “amis!” tous les quatre à la fois avec un bonheur, un soulagement inexprimable. … M. Eyssette nous embrassa lestement, prit mon frère d’une main, moi de l’autre, dit aux femmes: “Suivez-moi!” et en route. … Ah! c’était un homme.
Nous avancions avec peine; il faisait nuit, le pont glissait. A chaque pas, on se heurtait contre des caisses. … Tout à coup, du bout du navire, une voix stridente, éplorée, arrive jusqu’à nous: “Robinson! Robinson!” disait la voix.
—Ah! mon Dieu! m’écriai-je, et j’essayai de dégager ma main de celle de mon père; lui, croyant que j’avais glissé, me serra plus fort.
La voix reprit, plus stridente encore et plus éplorée: “Robinson! mon pauvre Robinson!” Je fis un nouvel effort pour dégager ma main. “Mon perroquet, criai-je, mon perroquet!”
—Il parle donc maintenant? dit Jacques.
S’il parlait, je crois bien; on l’entendait d’une lieue. … Dans mon trouble, je l’avais oublié, là-bas, tout au bout du navire, près de l’ancre, et c’est de [13] là qu’il m’appelait, en criant de toutes ses forces: “Robinson! Robinson! mon pauvre Robinson!”
Malheureusement nous étions loin; le capitaine criait: “Dépêchons-nous.”
—Nous viendrons le chercher demain, dit M. Eyssette, sur les bateaux, rien ne s’égare. Et là-dessus, malgré mes larmes, il m’entraîna. Le lendemain on l’envoya chercher et on ne le trouva pas. … Jugez de mon désespoir: plus de Vendredi! plus de perroquet! Robinson n’était plus possible. Le moyen, d’ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, de se forger une île déserte, à un quatrième étagé, dans une maison sale et humide, rue Lanterne?
Oh! l’horrible maison! Je la verrai toute ma vie: l’escalier était gluant; la cour ressemblait à un puits; le concierge, un cordonnier, avait son échoppe contre la pompe. … C’était hideux.
Le soir de notre arrivée, la vieille Annou, en s’installant dans la cuisine, poussa un cri de détresse:
—Les babarottes! les babarottes!
Nous accourûmes. Quel spectacle! … La cuisine était pleine de ces vilaines bêtes; il y en avait sur la crédence, au long des murs, dans les tiroirs, sur la cheminée, dans le buffet, partout. Sans le vouloir on en écrasait. Pouah! Annou en avait déjà tué beaucoup; mais plus elle en tuait, plus il en venait. Elles arrivaient par le trou de l’évier, on boucha le trou de l’évier; mais le lendemain soir elles revinrent par un autre endroit, on ne sait d’où. Il fallut avoir un chat exprès pour les tuer, et toutes les nuits c’était dans la cuisine une effroyable boucherie. [14]
Les babarottes me firent haïr Lyon dès le premier soir. Le lendemain, ce fut bien pis. Il fallait prendre des habitudes nouvelles; les heures des repas étaient changées. …
Le dimanche, pour nous égayer un peu, nous allions nous promener en famille sur les quais du Rhône, avec des parapluies. … Ces promenades de famille étaient lugubres. M. Eyssette grondait, Jacques pleurait tout le temps, moi je me tenais toujours derrière; je ne sais pas pourquoi, j’avais honte d’être dans la rue, sans doute parce que nous étions pauvres.
Au bout d’un mois la vieille Annou tomba malade. Les brouillards la tuaient; on dut la renvoyer dans le Midi. Cette pauvre fille, qui aimait ma mère à la passion, ne pouvait pas se décider à nous quitter. Elle suppliait qu’on la gardât, promettant de ne pas mourir. Il fallut l’embarquer de force. Arrivée dans le Midi, elle s’y maria de désespoir.
Annou partie, on ne prit pas de nouvelle bonne, ce qui me parut le comble de la misère. … La femme du concierge montait faire le gros ouvrage; ma mère, au feu des fourneaux,