Les deux nigauds. Comtesse de Ségur

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Название Les deux nigauds
Автор произведения Comtesse de Ségur
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066089054



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d'accessoires.

      —En route, les voyageurs pour Redon! cria le conducteur. M: Gargilier, trois places d'intérieur!

      Nos trois voyageurs prirent leurs places.

      —M. Boginski, deux places! Mme Courtemiche, deux places! Mme

       Petitbeaudoit, une place!

      Les voyageurs montaient; il y avait six places, on y entassa les personnes que l'on venait d'appeler; Mme Courtemiche avait pris deux places pour elle et pour son chien, une grosse laide bête jaune puante et méchante; elle se trouva voisine de Prudence qui, se voyant écrasée, poussa à gauche; la grosse Bête, bien établie sur la banquette, grogna et montra les dents; Prudence la poussa plus fort; la bête se lança sur Prudence, qui para cette attaque par un vigoureux coup de poing sur l'échine; le chien jette des cris pitoyables, Mme Courtemiche venge son chéri par des cris et des injures. Le conducteur arrive, met la tête à la portière.

      —Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-il avec humeur.

      MADAME COURTEMICHE.—Il y a que Madame, que voici, veut usurper la place de mon pauvre Chéri-Mignon, qu'elle l'a injurié, poussé, frappé, blessé peut-être.

      PRUDENCE.—La diligence est pour les humains et pas pour les chiens; est-ce que je dois accepter la société d'une méchante bête puante, parce qu'il vous plaît de la traiter comme une créature humaine?

      LE CONDUCTEUR.—Les chiens doivent être sur l'impériale avec les bagages; donnez-moi cette bête, que je la hisse.

      MADAME COURTEMICHE.—Non, vous n'aurez pas mon pauvre Chéri-Mignon, je ne le lâcherai pas, quand vous devriez me hisser avec.

      —Tiens, c'est une idée, dit le conducteur en riant Voyons, Madame, donnez-moi votre chien.

      —Jamais! dit Mme Courtemiche avec majesté.

      LE CONDUCTEUR.—Alors montez avec lui sur l'impériale.

      MADAME COURTEMICHE.—J'ai payé mes places à l'intérieur.

      LE CONDUCTEUR.—On vous rendra l'argent.

      MADAME COURTEMICHE.—Eh bien, oui, je monterai je n'abandonnerai pas

       Chéri-Mignon.

      Mme Courtemiche descendit de l'intérieur, suivit le conducteur et se prépara à grimper après lui l'échelle qu'on avait appliquée contre la voiture. A la seconde marche, elle trébucha, lâcha son chien, qui alla tomber en hurlant aux pieds d'un voyageur, et serait tombée elle-même sans l'aide d'un des garçons d'écurie resté au pied de l'échelle, et du conducteur, qui la saisit par le bras.

      —Poussez, cria le conducteur; poussez, ou je lâche.

      —Tirez, cria le garçon d'écurie; tirez ou je tombe avec mon colis.

      Le conducteur avait beau tirer, le garçon avait beau pousser, Mme

       Courtemiche restait au même échelon, appelait d'une voix lamentable son

       Chéri-Mignon.

      —Le voilà, votre Chéri-Mignon, dit un voyageur ennuyé de cette scène. A vous, conducteur! ajouta-t-il en ramassant le chien et en le lançant sur l'impériale.

      Le voyageur avait mal pris son élan; le chien n'arriva pas jusqu'au sommet de la voiture; il retomba sur le sein de sa maîtresse, que le choc fit tomber sur le garçon d'écurie; et tous trois roulèrent sur les bottes de paille placées là heureusement pour le chargement de la voiture, entraînant avec eux le conducteur, qui n'avait pas pu dégager son bras de l'étreinte de Mme Courtemiche. La paille amortit le choc; mais le chien, écrasé par sa maîtresse, redoublait ses hurlements, le garçon d'écurie étouffait et appelait au secours, le conducteur ne parvenait pas à se dégager du châle de Mme Courtemiche, des pattes du chien et des coups de pied du garçon; les voyageurs riaient à gorge déployée de la triste position des quatre victimes. Enfin, avec un peu d'aide, quelques tapes au chien, quelques poussades à la dame et quelques secours au garçon, chacun se releva plus ou moins en colère.

      —Madame veut-elle qu'on la hisse? dit un des voyageurs.

      —Je veux user de mes droits, répondit Mme Courtemiche, d'une voix tonnante.

      Et, saisissant son Chéri-Mignon de ses bras vigoureux, elle s'élança, avec plus d'agilité qu'on n'aurait pu lui en supposer, à la portière de l'intérieur restée ouverte. De deux coups de coude elle refit sa place et celle de Chéri-Mignon, et déclara qu'on ne l'en ferait plus bouger.

      Ses compagnons de l'intérieur voulaient réclamer, mais les autres voyageurs étaient impatients de partir, le conducteur se voyait en retard; sans écouter les lamentations de Prudence, de Mme Petitbeaudoit et des deux Polonais (c'est-à-dire de Boginski et de son compagnon), il monta sur le siège, fouetta les chevaux, et la diligence partit.

      PRUDENCE.—Vous voilà donc revenue avec votre vilaine bête. Madame, Prenez garde toujours qu'elle ne gêne ni moi ni mes jeunes maîtres, et qu'elle ne nous empeste pas plus que de droit.

      MADAME COURTEMICHE.—Qu'appelez-vous vilaine bête, Madame?

      PRUDENCE.—Celle que vous avez sous le bras. Madame.

      MADAME COURTEMICHE.—Bête vous-même. Madame.

      PRUDENCE.—Vilaine vous-même, Madame.

      —Mesdames, de grâce, dit Mme Petitbeaudoit, de la douceur, de la charité!

      —Oui, Mesdames, reprit un des Polonais avec un accent très prononcé, donnez-nous la paix.

      PRUDENCE.—Je ne demande pas mieux, moi, pourvu que le chien ne se mette pas de la partie comme tout à l'heure.

      SECOND POLONAIS.—Moi vous promets que si chien ouvre sa gueule, moi, faire taire.

      PRUDENCE.—Avec quoi?

      SECOND POLONAIS.—Avec le poignard qui a tué Russes à Ostrolenka.

      PREMIER POLONAIS.—Et avec le bras qui a tué Russes à Varshava.

      MADAME COURTEMICHE.—Ciel! mon pauvre Chéri-Mignon! Malheureux Polonais, la France qui vous reçoit, la France qui vous nourrit, la France qui vous protège! Et vous oserez percer le coeur d'un enfant de France?

      PREMIER POLONAIS.—Chien pas enfant de France; moi tuer chien, pas tuer

       Français.

      PRUDENCE, riant.—Ah! ah! ah! Je n'en demande pas tant; que ce chien reste seulement tranquille et ne nous ennuie pas.

      Innocent et Simplicie, placés en face de Prudence, de Mme Courtemiche et de son chien, étaient plus effrayés qu'amusés de tout ce qui s'était passé depuis qu'ils étaient installés dans la diligence. Le chien leur causait une grande terreur, sa maîtresse plus encore. Ils se tenaient blottis dans leur coin, ne quittant pas des yeux Chéri-Mignon, toujours prêt à montrer les dents et à s'en servir; Mme Courtemiche leur lançait des regards flamboyants, ainsi qu'aux Polonais, qu'elle prenait pour des assassins, des égorgeurs.

      Mme Courtemiche gardait son chien sur ses genoux; Prudence, se voyant plus à l'aise, se calma entièrement; fatiguée de ses dernières veilles pour les préparatifs du départ, elle s'endormit; Innocent et Simplicie fermèrent aussi les yeux; le silence régnait dans cet intérieur, si agité une demi-heure auparavant. Chacun dormit jusqu'au relais; il fallait encore deux heures de route.

      Mais pendant ce calme, ce silence, Mme Courtemiche seule veillait Chéri-Mignon flairait des provisions dans le panier que Prudence avait placé par terre sous, ses jambes; il luttait depuis quelques instants contre sa maîtresse pour s'assurer du contenu du panier. Mme Courtemiche l'avait péniblement retenu tant qu'un oeil ouvert pouvait le voir et le dénoncer. Mais quand elle vit le sommeil gagner tous ses compagnons de route, elle ne résista plus aux volontés de l'animal gourmand et gâté, et, le déposant doucement près du panier, non seulement elle le laissa faire, mais encore elle aida au vol en défaisant sans bruit le papier qui enveloppait