Les fantômes, étude cruelle. Ch. Flor O'Squarr

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Название Les fantômes, étude cruelle
Автор произведения Ch. Flor O'Squarr
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088620



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le mériter ou seulement de le comprendre. Il adorait l'enfant, s'en occupait sans cesse, rêvait pour elle fortune et bonheur.

      Intérieurement je m'amusais de cette erreur d'un grand caractère. Qu'on vienne après cela me parler de la voix du sang, des entrailles de père, de tout ce qu'inventèrent les poètes pour diviniser la plus humble, la plus animale des fonctions humaines! Pitié, grande pitié que tout cela! L'enfant était de moi, je n'en doutais pas; et cependant à ma certitude ne se mêlait aucune émotion. Peut-être était-ce parce qu'il ne m'était point permis d'en laisser voir. Montrer de la tendresse à l'enfant de Félicien eût été d'un manque de tact déplorable, d'un défaut de goût scandaleux. Or, l'émotion ne vaut rien par elle-même, mais seulement en raison de son expression. En outre, comme j'ai eu déjà occasion de le dire, je ne suis guère impressionnable. J'estime que l'égoïsme est de droit naturel et social. La sensibilité est une monnaie qui n'a pas cours dans le monde; la dépenser, c'est se ruiner sans enrichir personne.

      Je m'habituais à penser que rien ne viendrait troubler cette existence honteuse mais confortable. Nous étions en droit, Henriette et moi, de compter sur une longue sécurité et, au cas où nous viendrions à nous dégoûter l'un de l'autre, sur l'impunité éternelle.

      Pouvions-nous prévoir qu'une circonstance futile, absurde, un rien, déciderait notre perte?

      Si les choses ont mal tourné, ce n'est pas ma faute. Tout au plus aurais-je à me reprocher de m'être abstenu une fois dans ma vie entière de lire les journaux du soir. Mais les émotions de la journée rendent cet oubli pardonnable, au moins elles l'expliquent.

      On va pouvoir en juger.

      III

      Ce matin-là, le Journal officiel publia un décret présidentiel aux termes duquel Félicien était élevé à la dignité de grand-officier dans l'ordre national de la Légion d'honneur. Titres exceptionnels. Commandeur du 15 août 1868.

      Ce fut pour nous un jour de fête, bien que nous fussions tous préparés à cet événement. Depuis plusieurs semaines les journaux l'annonçaient, et Félicien en avait été officiellement avisé par un de ses collègues de l'Académie française, à cette époque ministre, président du conseil. Depuis longtemps, d'ailleurs, cette haute récompense était due à notre ami, qui l'eût obtenue beaucoup plus tôt s'il ne se fût fait accuser de froideur à l'égard du nouveau régime.

      Félicien accueillit sa promotion avec une feinte indifférence. Il affectait constamment le dédain des vanités humaines, mais je l'ai toujours soupçonné de n'y pas rester insensible. Le soir de cet heureux jour, je dînai chez lui en petit comité, avec Henriette et le jeune secrétaire de Félicien.

      Dès avant le dessert, le secrétaire obtint la permission de se retirer. Aussitôt je conseillai à mon ami de se rendre au palais de l'Elysée pour y porter, selon l'usage, ses remerciements au Maréchal. J'ajoutai qu'il y avait bal ce soir-là à la présidence et que, par conséquent, sa démarche serait toute naturelle. Il hésitait, prétextant une fatigue, le besoin de prendre du repos, le désir de ne point sortir; mais j'insistai tant qu'il se décida.

      Il s'habilla et partit. Je restai seul avec Henriette.

      Mais je n'avais pas lu les journaux du soir. De là tous nos désagréments.

      Or, le matin même, une des petites filles de S. M. la reine Victoria venait d'être enlevée à l'affection du peuple anglais, à la suite d'une courte et douloureuse maladie. Aussitôt, dans Londres et dans toutes les villes des trois royaumes unis, tous les magasins avaient été fermés. L'Angleterre prenait le deuil. Et, par une coutume d'ailleurs absurde, les gouvernements des deux mondes, aussitôt avisés par le télégraphe, s'étaient empressés de renoncer à toutes les joies d'ici-bas. En conséquence, le bal offert ce soir-là à l'élite de la société parisienne par le président de la République était ajourné, selon l'étiquette.

      A l'Elysée, Félicien fut reçu par un officier d'ordonnance de M. le général Borel, lequel lui expliqua que sa promotion dans la Légion d'honneur n'avait pas empêché la jeune princesse anglaise de succomber et que, dans cette circonstance, le Maréchal-Président avait dû renvoyer à huitaine les cavaliers seuls et les polkas déjà commandés à Desgranges et à son orchestre. Il présenta ses félicitations au nouveau dignitaire et le reconduisit avec force salutations jusqu'au seuil de la salle des Aides de Camp. Félicien, ennuyé de sa course inutile, s'empressa de rentrer.

      A ce moment, je venais de céder aux infernales coquetteries de ma complice. Ne devions-nous pas compter sur deux bonnes heures au moins de solitude? Quand nous nous aperçûmes du retour de Félicien, il était trop tard; nous l'entendions traverser la salle à manger, puis le salon. La porte s'ouvrit et il nous apparut sur le seuil, surpris en pleine stupeur.

      Ma position était périlleuse autant que ridicule. Félicien possédait tous les avantages. D'abord il était correctement vêtu, habit noir, cravate blanche, sa plaque neuve au côté droit à demi cachée sous le revers de l'habit, deux ordres au cou, une brochette de croix à la boutonnière, des gants blancs. Moi, j'étais en chemise, assis au bord du lit, les jambes nues pendantes, me disposant à me rhabiller.

      Ridicule, ridicule situation!

      Je l'avoue, j'eus peur.

      Le visage de Félicien avait été envahi brusquement par une pâleur mortelle. Rien en lui ne remua. Il resta là fixe, glacé, hagard, tenant bêtement son bougeoir allumé, ce dont j'aurais probablement ri sans la solennité du cas. Il nous couvrit d'un regard terrible, ses yeux dilatés par la stupéfaction et la colère allant de moi à ma complice qui avait pris le parti de s'évanouir. Cela dura peu de temps, une seconde, un siècle. J'attendais immobile, indécis, mais me disant qu'en somme cette position ne s'éterniserait pas.

      De la main gauche, Félicien saisit une chaise appuyée au mur, près de la porte. Bien certainement, cette chaise allait devenir une arme redoutable; il l'élèverait sur ma tête, marcherait sur moi, m'ouvrirait le crâne d'un seul coup. Mais non. Félicien se laissa tomber sur cette chaise et fondit en larmes. Je le vois encore assis, pleurant, son bougeoir à la main.

      Ce n'était pas le moment de perdre du temps. Rapidement, sans cesser de surveiller Félicien, dont aucun mouvement ne m'échappait, je repris mes vêtements un à un et j'y rentrai. Jamais peut-être je ne me suis habillé si vite. Après quelques secondes, je me trouvais au centre de la chambre à coucher, chapeau sur la tête, canne à la main.

      L'autre sanglotait toujours.

      Ridicule, ridicule situation!

      Périlleuse aussi.

      Pour sortir, il me fallait passer près, tout près de Félicien, si près qu'il serait peut-être impossible que mon pardessus ne frôlât pas son genou. Je n'hésitai pas, bien que persuadé qu'il allait, cette fois, se jeter sur moi, chercher à m'étrangler, engager la lutte, une lutte sauvage à coups de poing, à coups de pied, à coups de dents, une bataille de cochers ou d'escarpes.

      Je passai, non sans saluer correctement, car, dans les pires circonstances, je reste homme du monde. Il ne bougea point. Je traversai le salon, la salle à manger, l'antichambre. Là, j'attendis un instant, la main sur le bouton de la porte de sortie. Félicien pleurait toujours et, par les portes laissées ouvertes derrière moi, j'apercevais encore la lueur de son bougeoir. Pourquoi me suis-je arrêté dans l'antichambre? Pourquoi ai-je attendu? Qu'est-ce que j'attendais? Jamais je n'ai pu me l'expliquer. Enfin, je compris la parfaite inutilité de ma présence. J'ouvris la dernière porte, que j'eus bien soin de refermer derrière moi, et je me trouvai sur l'escalier.

      Une minute après, j'arpentais rapidement le boulevard Malesherbes. Le dernier tramway venait de partir. Et pas de fiacres!

      C'était la soirée aux embêtements.

      Ma première impression fut toute de soulagement. J'étais enchanté—enchanté—d'être sorti de la bagarre sans horions, et c'est alors, alors seulement, que je songeai à Henriette. Dans quelle