Pêcheur d'Islande. Pierre Loti

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Название Pêcheur d'Islande
Автор произведения Pierre Loti
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066079390



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pays de Paimpol, on va très loin en amour, à l'époque de la rentrée d'Islande. (Seulement on a le coeur honnête, et l'on s'épouse après.)

      Mais le soir, pendant qu'on dansait, la causerie étant revenu entre eux deux sur ce grand passage de poissons, il lui avait dit brusquement, la regardant dans les yeux en plein, cette chose inattendue:

      Il n'y a que vous dans Paimpol, - et même dans le monde, - pour m'avoir fait manquer cet appareillage; non, sûr que pour aucune autre, je ne me serais dérangé de ma pêche, mademoiselle Gaud...

      Étonnée d'abord que ce pêcheur osât lui parler ainsi, à elle qui était venue à ce bal un peu comme une reine, et puis charmée délicieusement, elle avait fini par répondre:

      --Je vous remercie, monsieur Yann; et moi-même je préfère être avec vous qu'avec aucun autre.

      Ç'avait été tout. Mais, à partir de ce moment jusqu'à la fin des danses, ils s'étaient mis à se parler d'une façon différente, à voix plus basse et plus douce...

      On dansait à la vielle, au violon, les mêmes couples presque toujours ensemble. Quand lui venait la reprendre, après avoir par convenance dansé avec quelque autre, ils échangeaient un sourire d'amis qui se retrouvent et continuaient leur conversation d'avant qui était très intime. Naïvement, Yann racontait sa vie de pêcheur, ses fatigues, ses salaires, les difficultés d'autrefois chez ses parents, quand il avait fallu élever les quatorze petits Gaos dont il était le frère aîné.

      --A présent ils étaient tirés de la peine, surtout à cause d'une épave que leur père avait rencontrée en Manche, et dont la vente leur avait rapporté dix mille francs, part faite à l'État; cela avait permis de construire un premier étage au-dessus de leur maison, - laquelle était à la pointe du pays de Ploubazlanec, tout au bout des terres, au hameau de Pors-Even, dominant la Manche, avec une vue très belle.

      --C'était dur, disait-il, ce métier d'Islande: partir comme ça dès le mois de février, pour un tel pays, où il fait si froid et si sombre, avec une mer si mauvaise...

      ... Toute leur conversation du bal, Gaud, qui se la rappelait comme chose d'hier, la repassait lentement dans sa mémoire, en regardant la nuit de mai tomber sur Paimpol. S'il n'avait pas eu des idées de mariage, pourquoi lui aurait-il appris tous ces détails d'existence, qu'elle avait écoutés un peu comme fiancée; il n'avait pourtant pas l'air d'un garçon banal aimant à communiquer ses affaires à tout le monde...

      -... Le métier est assez bon tout de même, avait-il dit, et pour moi je n'en changerais toujours pas. Des années, c'est huit cents francs; d'autres fois douze cents, que l'on me donne au retour et que je porte à notre mère.

      --Que vous portez à votre mère, monsieur Yann?

      --Mais oui, toujours tout. Chez nous, les Islandais, c'est l'habitude comme ça, mademoiselle Gaud. (Il disait cela comme une chose bien due et toute naturelle.) Ainsi, moi, vous ne croiriez pas, je n'ai presque jamais d'argent. Le dimanche c'est notre mère qui m'en donne un peu quand je viens à Paimpol. Pour tout c'est la même chose. Ainsi cette année notre père m'a fait faire ces habits neufs que je porte, sans quoi je n'aurais jamais voulu venir aux noces; oh! non sûr, je ne serais pas venu vous donner le bras avec mes habits de l'an dernier...

      Pour elle, accoutumée à voir des Parisiens, ils n'étaient peut-être pas très élégants, ces habits neufs d'Yann, cette veste très courte, ouverte sur un gilet d'une forme un peu ancienne; mais le torse qui se moulait dessous était irréprochablement beau, et alors le danseur avait grand air tout de même.

      En souriant, il la regardait bien dans les yeux, chaque fois qu'il avait dit quelque chose, pour voir ce qu'elle en pensait. Et comme son regard restait bon et honnête, tandis qu'il racontait tout cela pour qu'elle fût bien prévenue qu'il n'était pas riche!

      Elle aussi lui souriait, en le regardant toujours bien en face; répondant très peu de chose, mais écoutant avec toute son âme, toujours plus étonnée et attirée vers lui. Quel mélange il était, de rudesse sauvage et d'enfantillage câlin! Sa voix grave, qui avec d'autres était brusque et décidée, devenait, quand il lui parlait, de plus en plus fraîche et caressante; pour elle seule, il savait la faire vibrer avec une extrême douceur, comme une musique voilée d'instruments à cordes.

      Et quelle chose singulière et inattendue, ce grand garçon avec ses allures désinvoltes, sons aspect terrible, toujours traité chez lui en petit enfant et trouvant cela naturel; ayant couru le monde, toutes les aventures, tous les dangers, et conservant pour ses parents cette soumission respectueuse, absolue.

      Elle comparait avec d'autres, avec trois ou quatre freluquets de Paris, commis, écrivassiers ou je ne sais quoi, qui l'avaient poursuivie de leurs adorations, pour son argent. Et celui-ci lui semblait être ce qu'elle avait connu de meilleur, en même temps qu'il était le plus beau.

      Pour se mettre davantage à sa portée, elle avait raconté que, chez elle aussi, on ne s'était pas toujours trouvé à l'aise comme à présent; que son père avait commencé par être pêcheur d'Islande, et gardait beaucoup d'estime pour les Islandais; qu'elle-même se rappelait avoir couru pieds nus, étant toute petite, - sur la grève, - après la mort de sa pauvre mère...

      ...Oh! cette nuit de bal, la nuit délicieuse, décisive et unique dans sa vie, - elle était déjà presque lointaine, puisqu'elle datait de décembre et qu'on était en mai. Tous les beaux danseurs d'alors pêchaient à présent là-bas, épars sur la mer d'Islande - y voyant clair, au pâle soleil, dans leur solitude immense, tandis que l'obscurité se faisait tranquillement sur la terre bretonne.

      Gaud restait à sa fenêtre. La place de Paimpol, presque fermée de tous côtés par des maisons antiques, devenait de plus en plus triste avec la nuit; on n'entendait guère de bruit nulle part. Au-dessus des maisons, le vide encore lumineux du ciel semblait se creuser, s'élever, se séparer davantage des choses terrestres, - qui maintenant, à cette heure crépusculaire, se tenaient toutes en une seule découpure noire de pignons et de vieux toits. De temps en temps une porte se fermait, ou une fenêtre; quelque ancien marin, à la démarche roulante, sortait d'un cabaret, s'en allait par les petites rues sombres, ou bien quelques filles attardées rentraient de la promenade avec des bouquets de fleurs de mai. Une, qui connaissait Gaud, en lui disant bonsoir, leva bien haut vers elle au bout de son bras une gerbe d'aubépine comme pour la lui faire sentir; on voyait encore un peu dans l'obscurité transparente ces légères touffes de fleurettes blanches. Il y avait du reste une autre odeur douce qui était montée des jardins et des cours, celle des chèvrefeuilles fleuris sur le granit des murs, - et aussi une vague senteur de goémon, venue du port. Les dernières chauves-souris glissaient dans l'air, d'un vol silencieux, comme les bêtes des rêves.

      Gaud avait passé bien de soirées à cette fenêtre, regardant cette place mélancolique, songeant aux Islandais qui étaient partis, et toujours à ce même bal...

      ... Il faisait très chaud sur la fin de ces noces, et beaucoup de têtes de valseurs commençaient à tourner. Elle se rappelait, lui, dansant avec d'autres, des filles ou des femmes dont il avait dû être plus ou moins l'amant; elle se rappelait sa condescendance dédaigneuse pour répondre à leurs appels... Comme il était différent avec celles-là!...

      Il était un charmant danseur, droit comme un chêne de futaie, et tournant avec une grâce à la fois légère et noble, la tête rejetée en arrière. Ses cheveux bruns, qui étaient en boucles, retombaient un peu sur son front et remuaient au vent des danses; Gaud, qui était assez grande, en sentait le frôlement sur sa coiffe, quand il se penchait vers elle pour mieux la tenir pendant les valses rapides.

      De temps en temps, il lui montrait d'un signe sa petite soeur Marie et Sylvestre, les deux fiancés, qui dansaient ensemble. Il riait, d'un air très bon, en les voyant tous deux si jeunes, si réservés l'un près de l'autre, se faisant des révérences, prenant des figures timides pour se dire bien bas des choses sans doute très aimables. Il n'aurait pas permis qu'il en fût autrement, bien sûr; mais c'est égal, il s'amusait, lui, coureur et entreprenant qu'il était devenu, de les trouver si naïfs; il échangeait alors avec