Mémoires Posthumes de Braz Cubas. Machado de Assis

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Название Mémoires Posthumes de Braz Cubas
Автор произведения Machado de Assis
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066076849



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dit-elle enfin, au bout de quelques instants de mutuelle contemplation.

      —Non, répondis-je; je ne veux pas te comprendre, tu es absurde, tu es un mythe. Je rêve, sans doute; ou si par hasard je suis devenu fou, tu n'es qu'une conception d'aliéné, une chose vaine, que la raison absente ne peut ni diriger ni palper. La Nature?... celle que je connais est bien une mère, mais non une ennemie. Elle ne fait pas de la vie un fléau; elle n'a pas, comme toi, cet air indifférent et sépulcral. Et pourquoi Pandore?

      —Parce que je porte sur moi les biens et les maux, et le pire de tous, l'espérance, consolation des hommes. Tu trembles?

      —Oui, ton regard me fascine.

      —Sans doute; car je ne suis pas seulement la vie, mais aussi la mort; et d'ici peu tu vas me rendre ce que je n'ai fait que te prêter. Grand voluptueux, la volupté du néant t'attend.

      Quand cette parole retentit comme un coup de tonnerre dans cette immense vallée, je crus que c'était le dernier son qui parviendrait à mes oreilles. Je sentis comme la décomposition subite de moi-même. Je lui lançai un regard suppliant et demandai un sursis de quelques années.

      —Vie éphémère, s'écria la vision, pourquoi souhaiter encore quelque prolongement? pour dévorer encore, et être enfin dévorée à ton tour. N'es-tu point lasse du spectacle de la lutte? Tu connais à fond tout ce que je t'offre de moins ignoble et de moins triste: le lever du soleil, la mélancolie des soirs, le sommeil, enfin, qui est le plus grand présent de mes mains. Que te faut-il encore, sublime idiote?

      —La continuation de moi-même: je ne te demande rien de plus. Qui donc m'a mis dans le cœur, sinon toi, cet amour de la vie? Et si j'aime la vie, n'est-ce point te frapper toi-même que de me tuer?

      —Non; car je n'ai plus besoin de toi. Ce qui importe au temps, ce n'est pas la minute qui passe, c'est celle qui vient. Celle-ci est forte, allègre; elle se croit immortelle, bien qu'elle porte la mort en elle, et qu'elle doive périr comme celle qui l'a précédée. Seul le temps subsiste. Égoïsme, diras-tu; sans doute, mais j'ai encore une autre loi: égoïsme, et conservation. La panthère enlève un veau du troupeau en se disant qu'elle doit vivre; et si le veau est tendre tant mieux. C'est la règle universelle. Monte et regarde.

      Ce disant, la vision m'emporta au sommet d'une montagne. J'abaissai mes yeux vers la vallée, et pendant longtemps je contemplai dans le lointain, à travers le brouillard, une chose unique. Figure-toi, lecteur, une réduction des siècles défilant devant moi, exhibant toutes les races, toutes les passions, le tumulte des empires, la guerre des appétits et des haines, la destruction réciproque des êtres et des choses. Curieux et cruel spectacle! L'histoire de l'homme et de notre planète prenait ainsi une intensité que ne sauraient lui donner ni l'imagination ni la science, car la science est plus lente et l'imagination plus vague, tandis que ce que j'avais devant moi était la condensation vivante de tous les temps. Impossible de décrire ce spectacle: ce serait vouloir fixer l'éclair. Les siècles se succédaient en tourbillon, et pourtant je voyais, avec la vision spéciale du délire, tout ce qu'ils contenaient: fléaux et délices, gloire et misère, et l'amour aggravant la faiblesse. Voici venir la jalousie qui dévore, la colère qui enflamme, l'envie qui bave, et la pioche et la plume humide de sueur, et l'ambition et la faim, et la vanité, et la mélancolie, et la richesse, et l'amour: toutes les passions qui agitent l'homme comme un jouet, ou le détruisent et en font un haillon. Je voyais les formes multiples du même vice originel, qui tantôt mord les viscères, tantôt s'attaque à la pensée, et promène éternellement son habit d'arlequin sur l'humanité tout entière. La douleur cédait parfois, ou à l'indifférence qui est un sommeil sans rêve, ou au plaisir qui est une douleur bâtarde. L'homme, flagellé et rebelle, courait au-devant de la fatalité des choses, après une figure nébuleuse et fuyante, faite de lambeaux de l'impalpable, de l'improbable, de l'invisible, mal cousus avec l'aiguille de l'imagination. Et cette image, vaine chimère de la félicité, ou s'éloignait perpétuellement, ou se laissait prendre par un pan de sa robe, dont l'homme s'enveloppait aussitôt la poitrine, tandis qu'elle partait d'un éclat de rire et jouissait comme un songe.

      Devant tant de misères, je ne pus contenir un cri d'angoisse que Nature ou Pandore entendit sans rire ni protester; et je ne sais par quelle bizarrerie cérébrale ce fut moi qui me mis à rire d'un rire inextinguible et idiot.

      —Tu as raison, dis-je; le spectacle est divertissant et vaut la peine d'être vu, quoiqu'il soit un peu monotone. Quand Job maudissait le jour où il fut conçu, il eût aimé à voir d'ici ce spectacle. Allons, Pandore, ouvre tes entrailles et digère-moi; le spectacle est divertissant, mais digère-moi.

      Je fus invité, pour toute réponse, à regarder au-dessous de moi les siècles qui continuaient à passer, rapides et turbulents, les générations qui se superposaient aux générations, les unes tristes compte la captivité d'Israël, les autres gaies, comme les extravagances de Commode, et toutes s'engouffrant ponctuellement dans le sépulcre. Je voulais fuir, mais une force inconnue alourdissait mes pieds. Alors je me dis en moi-même: «Bon! laissons passer les siècles; le mien aura son tour et tous après lui, jusqu'au dernier, qui me donnera le mot de l'énigme de l'éternité.» Et je regardai, et je continuai à voir les âges qui survenaient et passaient, et je me sentais résolu et tranquille, peut-être même satisfait. Oui, peut-être bien, satisfait. Chaque siècle apportait sa part d'ombre et de lumière, d'apathie et de combativité, d'erreur et de vérité, son cortège de systèmes d'idées neuves, de nouvelles illusions. En chacun d'eux un printemps reverdissait, un automne jaunissait, suivi d'un autre renouveau. L'histoire et la civilisation se tissaient ainsi avec cette régularité de calendrier, et l'homme, d'abord nu et désarmé, s'armait et se vêtait, construisait sa cabane et son palais, la sauvage bourgade ou la Thèbes aux cent portes, créait la science qui scrute, et l'art qui charme, devenait orateur, mécanicien, philosophe, parcourait le globe, descendait dans les entrailles de la terre, s'élevait jusqu'aux nuages, collaborant ainsi à l'œuvre mystérieuse du maintien de la vie et de la mélancolie de l'abandon. Mon regard, lassé et distrait, vit ainsi arriver le siècle présent et derrière lui les siècles futurs. Celui-ci venait agile, adroit, vibrant, rempli de lui-même, un peu diffus, audacieux, savant, et malgré tout aussi misérable que les autres, et ainsi je le vis passer comme tous passeront après lui, avec la même égalité et la même monotonie. Je redoublai d'attention, j'allais enfin voir le dernier,—le dernier! Mais à ce moment, la vélocité était telle qu'elle ne donnait plus prise à la compréhension; auprès d'elle, la durée de l'éclair était un siècle. Les objets commencèrent à se confondre; les uns grandirent, les autres s'amoindrirent, d'autres se perdirent dans l'ambiance. Une brume s'étendit autour de moi et couvrit tout, moins l'hippopotame qui m'avait amené, et qui lui-même commença à diminuer, à diminuer, et fut réduit aux dimensions d'un modeste chat. Et c'était bien un chat, en vérité. En regardant attentivement, je reconnus Sultan qui jouait à la porte de ma chambre avec une boule de papier.

      VIII. RAISON CONTRE FOLIE

      Vous avez déjà compris, lecteur, que la Raison réintégrait sa demeure, et qu'elle invitait le Délire à en sortir, en répétant à meilleur droit les paroles de Tartufe:

      La maison est à moi, c'est à vous d'en sortir.

      Mais ce n'est pas d'hier que la Folie aime à habiter la maison d'autrui, de telle sorte qu'il est fort difficile de la faire déloger lorsqu'une fois elle a élu domicile quelque part. C'est un tic: elle n'en démord pas; il y a beau temps qu'elle a toute honte bue. Et si nous comptons le nombre des habitations dont elle s'empare d'une fois, ou pour y passer une saison, nous conclurons que cette aimable voyageuse doit être la terreur des propriétaires. Dans mon cas, il y eut presque une émeute à la porte de mon cerveau, car l'intruse ne voulait pas sortir, et la propriétaire réclamait à cor et à cris ce qui lui appartenait. La Folie capitula, ne demandant qu'une toute petite place au grenier, pour y fixer sa résidence.

      Mais la Raison répliqua:

      —Non, madame, je suis lasse de vous souffrir dans mon grenier, et je suis payée pour vous connaître.