Romans et contes. Theophile Gautier

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Название Romans et contes
Автор произведения Theophile Gautier
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066073770



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se sent-il mieux? demanda Jean au comte, qu’il prenait pour son maître.

      —Oui, répondit Olaf-de Saville; ce n’était qu’une faiblesse passagère.

      —Puis-je me retirer ou faut-il que je veille, monsieur?

      —Non, laissez-moi seul; mais, avant de vous retirer, allumez les torchères près de la glace.

      —Monsieur n’a pas peur que cette vive clarté ne l’empêche de dormir?

      —Nullement; d’ailleurs je n’ai pas sommeil encore.

      —Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin de quelque chose, j’accourrai au premier coup de sonnette,» dit Jean, intérieurement alarmé de la pâleur et des traits décomposés du comte.

      Lorsque Jean se fut retiré après avoir allumé les bougies, le comte s’élança vers la glace, et, dans le cristal profond et pur où tremblait la scintillation des lumières, il vit une tête jeune, douce et triste, aux abondants cheveux noirs, aux prunelles d’un azur sombre, aux joues pâles, duvetée d’une barbe soyeuse et brune, une tête qui n’était pas la sienne, et qui du fond du miroir le regardait avec un air surpris. Il s’efforça d’abord de croire qu’un mauvais plaisant encadrait son masque dans la bordure incrustée de cuivre et de burgau de la glace à biseaux vénitiens. Il passa la main derrière; il ne sentit que les planches du parquet; il n’y avait personne.

      Ses mains, qu’il tâta, étaient plus maigres, plus longues, plus veinées; au doigt annulaire saillait en bosse une grosse bague d’or avec un chaton d’aventurine sur laquelle un blason était gravé,—un écu fascé de gueules et d’argent, et pour timbre un tortil de baron. Cet anneau n’avait jamais appartenu au comte, qui portait d’or à l’aigle de sable essorant, becqué, patté et onglé de même; le tout surmonté de la couronne à perles. Il fouilla ses poches, il y trouva un petit portefeuille contenant des cartes de visite avec ce nom: «Octave de Saville.»

      Le rire des laquais à l’hôtel Labinski, l’apparition de son double, la physionomie inconnue substituée à sa réflexion dans le miroir pouvaient être, à la rigueur, les illusions d’un cerveau malade; mais ces habits différents, cet anneau qu’il ôtait de son doigt, étaient des preuves matérielles, palpables, des témoignages impossibles à récuser. Une métamorphose complète s’était opérée en lui à son insu, un magicien, à coup sûr, un démon peut-être, lui avait volé sa forme, sa noblesse, son nom, toute sa personnalité, en ne lui laissant que son âme sans moyens de la manifester.

      Les historiens fantastiques de Pierre Schlemil et de la Nuit de saint Sylvestre lui revinrent en mémoire; mais les personnages de Lamotte-Fouqué et d’Hoffmann n’avaient perdu, l’un que son ombre, l’autre que son reflet; et si cette privation bizarre d’une projection que tout le monde possède inspirait des soupçons inquiétants, personne du moins ne leur niait qu’ils ne fussent eux-mêmes.

      Sa position, à lui, était bien autrement désastreuse: il ne pouvait réclamer son titre de comte Labinski avec la forme dans laquelle il se trouvait emprisonné. Il passerait aux yeux de tout le monde pour un impudent imposteur, ou tout au moins pour un fou. Sa femme même le méconnaîtrait affublé de cette apparence mensongère.—Comment prouver son identité? Certes, il y avait mille circonstances intimes, mille détails mystérieux inconnus de toute autre personne, qui, rappelés à Prascovie, lui feraient reconnaître l’âme de son mari sous ce déguisement; mais que vaudrait cette conviction isolée, au cas où il l’obtiendrait, contre l’unanimité de l’opinion? Il était bien réellement et bien absolument dépossédé de son moi. Autre anxiété: Sa transformation se bornait-elle au changement extérieur de la taille et des traits, ou habitait-il en réalité le corps d’un autre? En ce cas, qu’avait-on fait du sien? Un puits de chaux l’avait-il consumé ou était-il devenu la propriété d’un hardi voleur? Le double aperçu à l’hôtel Labinski pouvait être un spectre, une vision, mais aussi un être physique, vivant, installé dans cette peau que lui aurait dérobée, avec une habileté infernale, ce médecin à figure de fakir.

      Une idée affreuse lui mordit le cœur de ses crochets de vipère: «Mais ce comte de Labinski fictif, pétri dans ma forme par les mains du démon, ce vampire qui habite maintenant mon hôtel, à qui mes valets obéissent contre moi, peut-être à cette heure met-il son pied fourchu sur le seuil de cette chambre où je n’ai jamais pénétré que le cœur ému comme le premier soir, et Prascovie lui sourit-elle doucement et penche-t-elle avec une rougeur divine sa tête charmante sur cette épaule parafée de la griffe du diable, prenant pour moi cette larve menteuse, ce brucolaque, cette empouse, ce hideux fils de la nuit et de l’enfer. Si je courais à l’hôtel, si j’y mettais le feu pour crier, dans les flammes, à Prascovie: On te trompe, ce n’est pas Olaf ton bien-aimé que tu tiens sur ton cœur! Tu vas commettre innocemment un crime abominable et dont mon âme désespérée se souviendra encore quand les éternités se seront fatigué les mains à retourner leurs sabliers!»

      Des vagues enflammées affluaient au cerveau du comte, il poussait des cris de rage inarticulés, se mordait les poings, tournait dans la chambre comme une bête fauve. La folie allait submerger l’obscure conscience qu’il lui restait de lui-même; il courut à la toilette d’Octave, remplit une cuvette d’eau et y plongea sa tête, qui sortit fumante de ce bain glacé.

      Le sang-froid lui revint. Il se dit que le temps du magisme et de la sorcellerie était passé; que la mort seule déliait l’âme du corps; qu’on n’escamotait pas de la sorte, au milieu de Paris, un comte polonais accrédité de plusieurs millions chez Rothschild, allié aux plus grandes familles, mari aimé d’une femme à la mode, décoré de l’ordre de Saint-André de première classe, et que tout cela n’était sans doute qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût de M. Balthazar Cherbonneau, qui s’expliquerait le plus naturellement du monde, comme les épouvantails des romans d’Anne Radcliffe.

      Comme il était brisé de fatigue, il se jeta sur le lit d’Octave et s’endormit d’un sommeil lourd, opaque, semblable à la mort, qui durait encore lorsque Jean, croyant son maître éveillé, vint poser sur la table les lettres et les journaux.

       Table des matières

      Le comte ouvrit les yeux, et promena autour de lui un regard investigateur; il vit une chambre à coucher confortable, mais simple; un tapis ocellé, imitant la peau de léopard, couvrait le plancher; des rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entr’ouvrir, pendaient aux fenêtres et masquaient les portes; les murs étaient tendus d’un papier velouté vert uni, simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la statuette en argent oxydé de la Diane de Gabies, réduite par Barbedienne, et accompagnée de deux coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée en marbre blanc à veines bleuâtres; le miroir de Venise où le comte avait découvert la veille qu’il ne possédait plus sa figure habituelle, et un portrait de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui de la mère d’Octave, étaient les seuls ornements de cette pièce, un peu triste et sévère; un divan, un fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, une table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient un ameublement commode, mais qui ne rappelait en rien les somptuosités de l’hôtel Labinski.

      «Monsieur se lève-t-il?» dit Jean de cette voix ménagée qu’il s’était faite pendant la maladie d’Octave, et en présentant au comte la chemise de couleur, le pantalon de flanelle à pied et la gandoura d’Alger, vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il répugnât au comte de mettre les habits d’un étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur la peau d’ours soyeuse et noire qui servait de descente de lit.

      Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le moindre doute sur l’identité du faux Octave de Saville qu’il aidait à s’habiller, lui dit: