Название | Tu Sens Battre Mon Coeur ? |
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Автор произведения | Andrea Calo' |
Жанр | Воспитание детей |
Серия | |
Издательство | Воспитание детей |
Год выпуска | 0 |
isbn | 9788835406402 |
2.
Le matin du 13 septembre 1964, je suis montée dans le train qui me mènerait de Charleston, en Virginie-Occidentale, à Cleveland dans l’Ohio. J’avais trente-cinq ans, j’aurais dû être une femme mature à cet âge-là. D’un point de vue biologique, j’avais grandi, ça oui. Par moments, je me sentais même vieille. Je fuyais, quelque chose ou quelqu’un. J’échappais à une vie ratée, à un cumul d’évènements et de situations qui ne m’appartenaient plus. J’avais entendu dire que l’on comprend vraiment qu’on quitte un lieu pour toujours si, au moment du départ, on ne ressent pas le désir de se retourner pour regarder une dernière fois l’ultime photo de son passé. Je m’étais exercée pendant des jours, imaginant ce moment essentiel pour mon nouveau départ, le regard fixé droit devant moi, le passé s’effaçant à chaque pas. Si la vie avait été un ruban de satin, en regardant en arrière je n’aurais vu qu’un morceau de tissu déchiré, froissé et privé de sa couleur originelle. Noué ici et là pour marquer les principales étapes de ma vie, pour ne plus les oublier par erreur ou par volonté. Les étapes de ma vie, ou celle des personnes qui avaient toujours tout décidé pour moi, les tuteurs et garants de mon existence, assistants d’une pauvre fille aux facultés limitées, incapable de comprendre et de vouloir. Ils avaient pris possession de ma vie et y avaient cherché, et trouvé, une opportunité de racheter leur misérable existence. Je ne remarquais aucune différence entre mes choix et ce que l’on m’imposait, même si je me forçais à toujours en chercher une, pour me convaincre que c’était juste, que l’on m’avait appris ce qu’il fallait, que j’étais leur fille et qu’ils avaient donc le droit et le devoir d’exercer leur pouvoir sur moi. Même le plus extrême. J’entendais souvent ma mère pleurer dans sa chambre quand mon père n’était pas là. Des sanglots et des larmes amers étouffés dans un morceau de tissu, ces draps qui l’enveloppaient durant ses nuits d’insomnie, passées à penser à sa vie, sa vie volée par un homme qui ne la traitait pas mieux qu’il ne traitait ses chaussures. Il les faisait au moins briller de temps en temps. Et quand ce n’était pas le cas, ma mère devait y penser, sinon les coups pleuvaient. Je l’entendais souvent rentrer tard le soir, ivre mort, son stupéfiant refus de la vie noyé dans des barriques de gin et de whisky. Il criait, insouciant de l’heure et de sa femme qui dormait peut-être, ou qui veillait, inquiète pour lui, effrayée de l’état dans lequel elle allait le retrouver ou de ce qu’il lui ferait cette nuit-là. Mon père la frappait souvent. Il la battait si elle faisait semblant de dormir quand il entrait dans la chambre dans le noir, comme un fantôme, envoyant la porte battre contre le mur en tentant de rester debout. Il la battait si elle essayait de l’aider à se relever, à se changer ou à se coucher tout habillé. Tout allait bien, à condition que la nuit passe vite. Mais la nuit emportait aussi un peu de sa vie. Maman attendait que l’ogre soit endormi, allait à la salle de bain et tapotait les marques de coups avec un linge mouillé d’eau fraîche. Je l’entendais, j’entendais ses sanglots de douleur dûs aux coups qu’elle avait reçus dans le visage, un visage qui n’avait plus aucune expression, forme ou couleur. Elle venait ensuite me trouver. J’étais souvent éveillée, les yeux écarquillés par la peur de ce que je voyais chaque fois sur sa figure. J’étouffais mon ours en peluche dans mes bras, imaginant mon père, désireuse que ce soit lui ma victime de cette nuit. Cet ours était un des rares cadeaux que j’avais reçu de lui, pour mon anniversaire trois ans plus tôt, quand il était encore un homme bien à l’occasion. Grâce à lui, j’avais appris à détester mon prochain, alors qu’une enfant devrait au contraire apprendre à aimer. Ma mère me rassurait, me disait que tout serait bientôt terminé et que je n’avais rien à craindre parce que papa était seulement un peu fatigué, il avait eu une journée difficile et une vie compliquée, il avait dû supporter des situations douloureuses comme cette fois où un de ses compagnons de chambrée et meilleur ami était mort dans ses bras, déchiqueté par une de ces dizaines de milliers de grenades qui ont explosé durant la seconde guerre mondiale, où il avait combattu. Elle me le racontait toujours, ne se l’épargnait jamais. Voulant presque justifier le comportement de cet homme chez qui elle ne trouvait plus aucun des traits qui l’avaient attirée des années auparavant, la rendant amoureuse, convaincue qu’il était fait pour elle, et qu’elle avait épousé. Et pour lui faire plaisir, je faisais semblant de l’entendre pour la première fois, je restais en boule dans mon lit, en silence, et quand ma mère finissait son récit de ce soir-là, je m’approchais d’elle pour l’embrasser et caresser les marques de coups, pour comprendre à quel point elles pouvaient la faire souffrir. Elle interprétait ce simple geste de ma part comme un grand geste d’amour qui la récompensait de tout, qui la convainquait que, tout compte fait, continuer à vivre pour quelqu’un en valait la peine. Pour moi. Elle me demandait pardon en quittant lentement ma chambre. Je ne compris que plus tard qu’elle s’excusait de m’avoir mise au monde. Sur son visage martyrisé, ses lèvres dessinaient un faible sourire, qui me semblait rassurant, parce que je ne comprenais pas encore, je ne comprenais pas tout. Mais je savais ! Je savais que ma mère retournait dans l’antre de l’ogre. Et je cachais ma tête sous les couvertures, tremblante. Je voyais un ogre affamé avec des traits humains, ceux de mon père, que le pouvoir de mon imagination d’enfant rendait plus laids. L’ogre festoyait avec les restes de ma maman, déchirait ses chairs de ses dents effilées. Ces images étaient si réelles qu’il me semblait sentir l’odeur de son sang versé sur mon lit. L’ogre m’appelait, m’ordonnait d’entrer dans sa tanière et me tendait un morceau de son corps, sa main. Cette même main qui m’avait caressée quelques instants auparavant était maintenant inanimée sous le regard puissant de mon esprit. Souvent, ce cauchemar m’accompagnait toute la nuit et tout le jour suivant, bien que les ombres et les spectres qui habitaient l’obscurité aient cédé la place à la lumière du jour. Cette torture allait durer toute ma vie. Mais arriva quelque chose qui réussit à briser cet enchantement maléfique. Tout s’est évanoui à partir du jour où, de retour de l’université, j’ai trouvé ma mère morte dans la salle de bain. Elle baignait dans une mare de sang, les poignets lacérés par la lame froide et métallique d’un rasoir. L’ogre était entré en elle et l’avait combattue de l’intérieur, la consumant goutte après goutte. Mais le moignon de bougie, désormais fondue, ne laissait pas encore voir sa mèche et la flamme était encore allumée, bien que faible. Elle, petite et simple femme privée de son identité, avait trouvé le moyen de vaincre son ogre. Elle l’avait fait à sa manière, ce jour-là. Et ce fut sa plus grande victoire. Ce matin-là, ma mère m’avait confié pour la première fois son jeu de clés de la maison. J’avais enfin atteint mon objectif, l’âge adulte, j’avais gagné sa confiance sans mérite particulier. Mais, à mon insu, elle aussi sentait qu’elle avait atteint le sien. Elle avait vingt-deux ans quand elle avait commencé à s’occuper de l’ogre, à satisfaire seule tous ses désirs, même les plus malsains. Ses mains, ses pieds, et tout son corps étaient désormais dédiés à moi, rien qu’à moi. Je restais seule. Ma compagne de mésaventure m’avait abandonnée, trop fatiguée pour poursuivre le jeu avec moi. Fatiguée de tout, de la vie. Trois longues années sont passées avant que je ne parvienne enfin à me libérer de lui, années qui m’ont privée de toute dignité, dépouillée comme femme et comme être humain. J’ai cherché un emploi à l’hôpital comme infirmière et, étrangement, ils m’ont immédiatement acceptée. Ce fut mon premier vrai salut. J’ai jeté les horribles souvenirs de mon enfance dans la benne à ordures devant la maison et réuni les quelques guenilles encore bonnes, celles que je n’avais pas portées quand il me violait, qui n’étaient pas imprégnées de l’odeur de son sperme, de son vomi mêlé d’alcool et de mon sang. J’ai trouvé une maison à louer hors de la ville, pas très digne, mais on pouvait y vivre. En fin de compte, qu’est-ce que je savais de la dignité ? J’ai payé l’avance avec le peu d’argent que j’avais pu réunir grâce aux petits boulots que des voisins au bon cœur m’avaient confié. Ils connaissaient ma situation d’orpheline de mère suicidée, et celle dans laquelle je devais me trouver avec un mauvais père