Vie de Henri Brulard, tome 2. Stendhal

Читать онлайн.
Название Vie de Henri Brulard, tome 2
Автор произведения Stendhal
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

fît un saut pour passer de S' en H, sur mon coup de fusil il sauta sur des broussailles en B, à cinq ou six pieds au-dessous de nous.

      Les sentiers possibles, praticables même pour un renard, sont en petit nombre dans ce précipice; trois ou quatre chasseurs les occupent, un autre lance les chiens, le renard monte, et fort probablement il arrive sur quelque chasseur.

      Une chasse dont ces chasseurs parlaient sans cesse est celle des chamois, au Peuil de Claix70, mais la défense de mon père était précise, jamais aucun d'eux n'osa m'y mener. Ce fut en 1795, je pense, que j'eus cette belle peur dans les rochers de Comboire.

      Je tuai bientôt mon second tourdre (tourdre: grive), mais plus petit que le premier, à la nuit tombée, le distinguant à peine, sur un noyer dans le champ de M. de La Peyrouse, je crois, au-dessus de notre Pelissone (id est: de notre vigne Pelissone).

      Je tuai le troisième et dernier sur un petit noyer bordant le chemin au nord de notre petit verger. Ce tourdre, fort petit, était presque verticalement sur moi et me tomba presque sur le nez. Il tomba sur le mur à pierres sèches, et avec lui de grosses gouttes de sang que je vois encore.

      Ce sang était signe de victoire. Ce ne fut qu'à Brunswick, en 1808, que la pitié me dégoûta de la chasse; aujourd'hui, elle me semble un meurtre inhumain et dégoûtant, et je ne tuerais pas un cousin sans nécessité. La dernière caille que j'ai tuée à Cività-Vecchia ne m'a pas fait pitié pourtant. Les perdrix, cailles, lièvres, me semblent des poulets nés pour aller à la broche.

      Si on les consultait avant de les faire naître dans des fours à l'Egyptienne, au bout des Champs-Elysées, probablement ils ne refuseraient pas.

      Je me souviens de la sensation délicieuse, un matin, partant avant jour avec Barbier et trouvant une belle lune et un vent chaud. C'était le temps des vendanges, je ne l'ai jamais oublié. Ce jour-là, j'avais extorqué de mon père la permission de suivre Barbier, factotum pour la direction de l'agriculture du domaine, à une foire à Sassenage ou Les Balmes71. Sassenage est le berceau de ma famille. Ils y étaient juges ou b[eyles], et la branche aînée y était encore établie en 1795 avec quinze ou vingt mille francs de rente qui, sans une certaine loi du 13 germinal, ce me semble, me seraient tombés en entier. Mon patriotisme n'en fut point ébranlé; il est vrai qu'à cet âge, ne sachant pas ce que c'était que manquer et travailler désagréablement pour gagner le nécessaire, l'argent n'était pour moi que satisfaction de fantaisies; or, je n'avais pas de fantaisies, n'allant jamais en société et ne voyant aucune femme; l'argent n'était donc rien à mes yeux.

      J'étais alors comme un grand fleuve qui va se précipiter dans une cascade, comme le Rhin au-dessus de Schaffouse, dont le cours est encore tranquille, mais qui va se précipiter dans une immense cascade. Ma cascade fut l'amour des mathématiques qui d'abord, comme moyen de quitter Grenoble, la personnification du genre bourgeois et de la nausée exactement parlant, et ensuite par amour pour elles-mêmes, absorbèrent tout.

      La chasse, qui me portait à lire avec attendrissement la Maison rustique et à faire des extraits de l'Histoire des Animaux de Buffon, dont l'emphase me choquait, dès cet âge tendre, comme cousine germaine de l'hypocrisie des p[rêtres], de mon père, la chasse fut le dernier signe de vie de mon âme, avant les mathématiques.

      J'allais bien le plus souvent que je pouvais chez Mlle Victorine Bigillion, mais elle fit, ce me semble, de grands séjours à la campagne ces années-là. Je voyais aussi beaucoup Bigillion, son frère aîné, La Bayette, Galle, Barral, Michoud, Colomb, Mante, mais le cœur était aux mathématiques.

      Encore un récit, et puis je serai tout hérissé d'x et d'y.

      C'est une conspiration contre l'arbre de la Fraternité.

      Je ne sais pourquoi je conspirai. Cet arbre était un malheureux jeune chêne très élancé, haut de trente pieds au moins, qu'on avait transplanté, à son grand regret, au milieu de la place Grenette, fort en deçà de l'arbre de la Liberté, qui avait toute ma tendresse.

      L'arbre de la Fraternité, peut-être rival de l'autre, avait été planté immédiatement contre la cabane des châtaignes, vis-à-vis les fenêtres de feu M. Le Roy72.

      Je ne sais à quelle occasion on avait attaché à l'arbre de la Fraternité un écriteau blanc sur lequel M. Jay avait peint en jaune, et avec son talent ordinaire, une couronne, un sceptre, des chaînes, tout cela au bas d'une inscription et en attitude de choses vaincues.

      L'inscription avait plusieurs lignes73 et je n'en ai aucune mémoire, quoique ce fût contre elle que je conspirai.

      Ceci est bien une preuve de ce principe: un peu de passion augmente l'esprit, beaucoup l'éteint. Contre quoi conspirâmes-nous? Je l'ignore. Je ne me souviens encore vaguement que de cette maxime: il est de notre devoir de nuire à ce que nous haïssons autant qu'il est en nous. Et encore ceci est bien vague. Du reste, pas le moindre souvenir de ce que nous haïssions et des motifs de notre haine, seulement l'image du fait et voilà tout, mais celle-ci fut nette.

      Moi seul j'eus l'idée de la chose74, il fallut la communiquer aux autres, qui d'abord furent froids: le corps de garde est si près! disaient-ils; mais, enfin, ils furent aussi résolus que moi. Les conspirateurs furent Mante, Treillard, Colomb et moi, peut-être un ou deux de plus.

      Pourquoi ne tirai-je pas le coup de pistolet? Je l'ignore. Il me semble que ce fut Treillard ou Mante75.

      Il fallut se procurer ce pistolet-là, il avait huit pouces de long. Nous le chargeâmes jusqu'à la gueule. L'arbre de la Fraternité pouvait avoir trente-six ou quarante pieds de haut, l'écriteau était attaché à dix ou douze pieds, il me semble qu'il y avait une barrière autour de l'arbre76.

      Le danger pouvait venir du corps de garde C, dont les soldats se promenaient dans l'espace non pavé, de P en P'.

      Quelques passants provenant de la rue Montorge ou de la Grande-rue pouvaient nous arrêter. Les quatre ou cinq d'entre nous qui ne tirèrent pas observaient les soldats du corps de garde; peut-être fût-ce là mon poste, comme le plus dangereux, mais je n'en ai aucune souvenance. D'autres observaient la rue Montorge et la Grande-rue.

      Vers les huit heures du soir, il faisait nuit noire, – et pas trop froid, nous étions en automne ou au printemps, – il y eut un moment de solitude sur la place, nous nous promenions nonchalamment, et donnâmes le mot à Mante ou à Treillard77.

      Le coup partit et fit un bruit effroyable, le silence était profond, et le pistolet chargé à crever. Au même instant, les soldats du poste furent sur nous. Je pense que nous n'étions pas les seuls à haïr l'inscription et qu'on pensait qu'elle pourrait être attaquée.

      Les soldats nous touchaient presque, nous nous sauvâmes dans la porte G de la maison de mon grand-père, mais on nous vit fort bien: tout le monde était aux fenêtres, beaucoup rapprochaient les chandelles et illuminaient78.

      Cette porte G, sur la Grenette, communiquait par un passage étroit au second étage avec la porte G', sur la Grande-rue. Mais ce passage n'était ignoré de personne.

      Pour nous sauver nous suivîmes donc la ligne FFF79. Quelques-uns de nous se sauvèrent aussi, ce me semble, par la grande porte des Jacobins, ce qui me porte à croire que nous étions plus nombreux que je ne l'ai dit. Prié était peut-être des nôtres.

      Moi et un autre, Colomb peut-être80, nous nous trouvâmes le plus vivement poursuivis. Ils sont entrés dans cette maison, entendions-nous crier tout près de nous.

      Nous ne continuâmes pas de monter jusqu'au passage au-dessus du second



<p>70</p>

au Peuil de Claix … – Le Peuil de Claix est un plateau étroit et long, assez marécageux, situé à l'est et au nord-est de Claix, au pied des escarpements calcaires des montagnes du Vercors sur la vallée du Drac, à 1.000 mètres environ d'altitude. Depuis longtemps les chamois ont déserté ce lieu, aujourd'hui assez fréquenté. – Au verso du fol. 508, Stendhal a figuré deux profits des pentes, depuis Claix jusqu'à la crête des montagnes. Il a noté au bas de l'un: «Toutes ces pentes sont exagérées;»mais il dit de l'autre: «Ceci est plus correct.»

<p>71</p>

Les Balmes.– Les Balmes, commune de Fontaine, entre Seyssins et Sassenage.

<p>72</p>

vis-à-vis les fenêtres de feu M. Le Roy.– Suit un plan de la place Grenette. En «F était cet arbre, qui peut-être n'avait qu'un bouquet de feuilles au haut de la tige»; en «P était la pompe»; en «C, la porte de la maison de mon grand-père si souvent mentionnée, et dont le premier étage était occupé par les demoiselles Caudey, dévotes». (Voir notre plan de Grenoble en 1793.)

<p>73</p>

L'inscription avait plusieurs lignes …– Voici l'inscription, faite non par M. Jay, mais par un peintre vitrier: Mort à la Royauté. Constitution de l'an III. Il n'y avait pas autre chose. (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>74</p>

Moi seul j'eus l'idée de la chose …– C'est chez R[omain] C[olomb] que le complot fut arrêté; l'idée première appartient-elle à R. C. ou à H. B.? C'est ce que je ne saurais dire. Mais l'un des deux eût fait la chose, quand même ils n'auraient eu aucun complice; il pouvait y en avoir une douzaine en tout: Casimir Prié, les trois Faure, Robin. (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>75</p>

ce fut Treillard ou Mante.– Ce dernier. (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>76</p>

il me semble qu'il y avait une barrière autour de l'arbre.– Oui. (Note au crayon de R. Colomb.) Suit un plan de la scène. La ligne PP' est l'espace compris entre l'arbre de la Liberté et celui de la Fraternité.

<p>77</p>

et donnâmes le mot à Mante ou à Treillard.– Le pistolet, appartenant à H. B., fut chargé jusqu'au bout chez R. C., sur son lit, et en partie avec ses munitions. La charge se composait de deux coups ordinaires de poudre, de chevrotines et de gros plombs de lièvre, en fer coulé. H. B. et R. C. étaient avec Mante, qui lâcha le coup et vint immédiatement se réunir aux deux premiers, dans l'allée de la maison Gagnon, sur la place Grenette. L'un de ces trois grands coupables, H. B., se réfugia chez mesdemoiselles Caudey, marchande de modes, au premier étage, tandis que R. C. et Mante grimpaient dans les greniers pour se soustraire aux recherches que la police ne manquerait pas de faire. En montant l'escalier, Mante remit le pistolet à R. C., qui voyait tous les jours H. B. Arrivés dans une espèce de bûcher, R. C., enrhumé de la poitrine, se remplit la bouche de suc de réglisse, afin que sa toux n'attirât pas l'attention des explorateurs de la maison. Au milieu de cette situation assez critique, R. C. se rappela qu'il existait dans ces greniers un corridor, au moyen duquel on communiquait à un escalier de service donnant dans la Grande-rue. Ce souvenir sauva les deux amis qui, arrivés dans l'allée et voyant à la porte deux personnes qu'ils prirent pour des agents de police, se mirent à causer tranquillement, et comme des enfants, des jeux qui venaient de les occuper; de là, ils regagnèrent paisiblement leur logis, R. C. porteur du pistolet. (26 octobre 1838.) (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>78</p>

beaucoup rapprochaient les chandelles et illuminaient.– Erreur. Tout ceci eut lieu quatre minutes après le coup; alors nous étions tous trois dans la maison, comme il est dit ci-devant, page 518. (Note au crayon de R. Colomb.)

<p>79</p>

nous suivîmes donc la ligne FFF.– Un plan de cette scène est figuré au verso du fol. 518, et un autre au verso du fol. 514. La ligne FFF va du point M (arbre de la Fraternité) au point M', porte de la maison Gagnon sur la Grande-rue, «sortie la nuit du coup de pistolet», en passant par l'entrée de la maison sur la place Grenette.

<p>80</p>

Moi et un autre, Colomb peut-être …– Mante, Beyle et Colomb. (Note au crayon de R. Colomb.)