Vie de Henri Brulard, tome 2. Stendhal

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Название Vie de Henri Brulard, tome 2
Автор произведения Stendhal
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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avec acclamation, j'eus un accessit ou un second prix aux mathématiques, et celui-là fut dur à enlever. M. Dupuy avait une répugnance marquée pour ma manie raisonnante.

      Il appelait tous les jours au tableau et en les tutoyant MM. de Monval – ou les Monvaux, comme nous les appelions, parce qu'ils étaient nobles, lui-même prétendait à la noblesse54, – Sinard, Saint-Ferréol, nobles, le bon Aribert, qu'il protégeait, l'aimable Mante, etc., etc., et moi le plus rarement qu'il pouvait, et quand j'y étais, il ne m'écoutait pas, ce qui m'humiliait et me déconcertait beaucoup car, les autres, il ne les perdait pas de l'œil. Malgré cela, mon amour, qui commençait à être sérieux, pour les mathématiques, faisait que quand je trouvais une difficulté je la lui exposais, moi étant au tableau, H55, et M. Dupuy dans son immense fauteuil bleu de ciel en D; mon indiscrétion l'obligeait à répondre, et c'était là le diable. Il me demandait sans cesse de lui exposer mes doutes en particulier, prétendant que cela faisait perdre du temps à la classe.

      Il chargeait le bon Sinard de me lever mes doutes. Sinard, beaucoup plus fort mais de bonne foi, passait une heure ou deux à nier ces doutes, puis à les comprendre, et finissait par avouer qu'il ne savait que répondre.

      Il me semble que tous ces bravés gens-là, Mante excepté, faisaient des mathématiques une simple affaire de mémoire. M. Dupuy eut l'air fort attrapé de mon premier prix, si triomphant, au cours de belles-lettres. Mon examen qui eut lieu, comme tous les autres, en présence des membres du Département, des membres du jury, de tous les professeurs et de deux, ou trois cents élèves, fut amusant pour ces Messieurs. Je parlai bien, et les membres de l'administration départementale, étonnés de ne pas s'ennuyer, me firent compliment et, mon examen terminé, me dirent:

      «Monsieur B[eyle], vous avez le prix; mais, pour notre plaisir, veuillez bien répondre encore à quelques questions.»

      Ce triomphe précéda, je crois, l'examen de mathématiques et me donnait un rang et une assurance qui pour l'année suivante forçaient M. Dupuy à m'appeler souvent au tableau.

      Si jamais je repasse par Grenoble, il faut que je fasse faire des recherches dans les archives de la Préfecture pour les années de 1794 à 1799 inclusivement. Le procès-verbal imprimé de la distribution des prix me donnerait la date de tous ces petits événements dont, après tant d'années, le souvenir me revient avec plaisir. J'étais à la montée de la vie, et avec quelle imagination de feu ne me figurais-je pas les plaisirs à venir?.. Je suis à la descente56.

      Après ce mois d'août triomphant, mon père n'osa plus s'opposer d'une façon aussi ferme à ma passion pour la chasse. Il me laissa prendre de mauvaise grâce son fusil et même un fusil de calibre de munition, plus solide, qui avait été fait de commande pour feu M. Rey, notaire, son beau-frère.

      Ma tante Rey57 était une jolie femme que j'allais voir dans son joli appartement, dans la cour du Palais. Mon père ne voulait pas que je me liasse58 avec Edouard Rey, son second fils, inique polisson lié avec la pire canaille. (C'est aujourd'hui le colonel d'artillerie Rey, insigne Dauphinois, plus fin et plus trompeur à lui tout seul que quatre procureurs grenoblois, du reste archi-cocu, bien peu aimable, mais qui doit être un bon colonel dans cette arme qui a tant de détails. Il me semble qu'en 1831 il était employé à Alger. Il a été amant de M. P.59)

       CHAPITRE XXXIII 60

      Je fais de grandes découvertes sur mon compte en écrivant ces Mémoires. La difficulté n'est plus de trouver et de dire la vérité, mais de trouver qui la lise. Peut-être le plaisir des découvertes et des jugements ou appréciations qui les suivent me déterminera-t-il à continuer; l'idée d'être lu s'évanouit de plus en plus. Me voici à la page 501, et je ne suis pas encore sorti de Grenoble!

      Ce tableau des révolutions d'un cœur ferait un gros volume in-8°, avant d'arriver à Milan. Qui lirait de telles fadaises? Quel talent de peintre ne faudrait-il pas pour les bien peindre, et j'abhorre presque également la description de Walter Scott et l'emphase de Rousseau. Il me faudrait pour lecteur une Madame Roland, et encore peut-être le manque de description des charmants ombrages de notre vallée de d'Isère lui ferait jeter le livre. Que de choses à dire pour qui aurait la patience de décrire juste! Quels beaux groupes d'arbres, quelle végétation vigoureuse et luxuriante dans la plaine, quels jolis bois de châtaigniers sur les côteaux, et au-dessus quel grand caractère impriment à tout cela les neiges éternelles de Taillefer! Quelle basse sublime à cette jolie61 mélodie!

      Ce fut, je crois, cet automne-là que j'eus le délicieux plaisir de tuer un tourdre62, dans le sentier de la vigne au-dessus de la grande pièce, précisément en face du sommet arrondi et blanc de la montagne de Taillefer63. Ce fut un des plus vifs bonheurs de ma vie64. Je venais de courir les vignes de Doyatières, j'entrais dans le sentier étroit entre deux haies hautes et touffues, de H en P, quand tout-à-coup un gros tourdre s'élança avec un petit cri de la vigne en T' tout au haut de l'arbre T, un cerisier, je crois, fort élancé et peu chargé de feuillage.

      Je le vis, je tirai dans une position à peu près horizontale, car je n'étais pas encore descendu. Le tourdre tomba en donnant à la terre un coup que j'entends encore. Je descendis le sentier, ivre de joie.

      Je rentrai, j'allai dire à un vieux domestique grognon et un peu chasseur:

      «Barbier, votre élève est digne de vous!»

      Cet homme eût été beaucoup plus sensible au don d'une pièce de douze sous, et d'ailleurs ne comprit pas un mot à ce que je lui disais.

      Dès que je suis ému, je tombe dans l'espagnolisme communiqué par65 ma tante Elisabeth, qui disait encore: Beau comme le Cid.

      Je rêvais profondément en parcourant, un fusil à la main, les vignes et les hautaies des environs de Furonières. Comme mon père, soigneux de me contrarier, défendait la chasse, et tout au plus la tolérait à grand'peine par faiblesse, j'allais rarement et presque jamais à la chasse avec de vrais chasseurs, quelquefois à la chasse au renard dans les précipices du rocher de Comboire avec Joseph Brun, le tailleur de nos hautaies66. Là, placé pour attendre un renard, je me grondais de ma rêverie profonde, de laquelle il eût fallu67 me réveiller si l'animal eût paru. Il parut un jour à quinze pas de moi, il venait à moi au petit trot, je tirai et ne vis rien; je le manquai fort bien. Les dangers des précipices à plomb sur le Drac étaient si terribles pour moi que je pensais fort, ce jour-là, au péril du retour68; on se glisse sur des rebords comme A et B avec la perspective du Drac mugissant au pied du rocher. Les paysans avec lesquels j'allais (Joseph Brun et son fils, Sébastien Charrière, etc.) avaient gardé leurs troupeaux de moutons dans ces pentes rapides dès l'âge de six ans et nus de pieds; au besoin ils ôtaient leurs souliers. Pour moi, il n'était pas question d'ôter les miens, et j'allai deux ou trois fois au plus dans ces rochers.

      J'eus une peur complète le jour que je manquai le renard, bien plus grande que celle que j'eus, arrêté dans un chanvre, en Silésie (campagne de 1813), et voyant venir vers moi, tout seul, dix-huit ou vingt cosaques. Le jour de Comboire, je regardais à ma montre, qui était d'or, comme je fais dans les grandes circonstances pour avoir un souvenir net au moins de l'heure, et comme fit M. de La Valette au moment de sa condamnation à mort (par les Bourbons). Il était huit heures, on m'avait fait lever avant jour, ce qui me brouille toujours toute la matinée. J'étais rêvant au beau paysage, à l'amour, et probablement aussi aux dangers du retour, quand le renard vint à moi au petit trot. Sa grosse queue me le fit reconnaître pour un renard, car au premier



<p>54</p>

lui-même prétendait à la noblesse …– Dupuy portait le nom de Dupuy de Bordes.

<p>55</p>

moi étant au tableau. H …– Suit un croquis du jeune Beyle au tableau. (Voir notre planche.)

<p>56</p>

Je suis à la descente.– Au-dessous, Stendhal a figuré la courbe de son existence. La période culminante va de 1810, «ma nomination d'auditeur, 3 août 1810», à 1821, «mon retour de Milan, en juin 1821».

<p>57</p>

Ma tante Rey …– Sophie-Eléonore Beyle, née le 6 janvier 1752, avait épousé M. Rey, notaire à Grenoble.

<p>58</p>

que je me liasse …– Variante: «Que je fisse amitié.»

<p>59</p>

– A la fin du chapitre, au verso du fol. 500, Stendhal note: «En sept quarts d'heure, de 483 à 500, dix-sept pages.»

<p>60</p>

Le chapitre XXXIII est le chapitre XXVIII du manuscrit (fol. 501 à 526). – Ecrit à Rome, les 20, 22 et 24 janvier. – On lit en tête du fol. 501: «20 janvier 1836. Le 3 décembre, j'en étais à 93.»

<p>61</p>

cette jolie mélodie!– Variante: «Belle.»

<p>62</p>

tuer un tourdre …– Ancien nom de la grive.

<p>63</p>

la montagne de Taillefer.– Le Taillefer (2.861 m. d'altitude) ferme l'horizon vers le sud-est, à 23 kilomètres environ à vol d'oiseau de Furonières, près Claix.

<p>64</p>

Ce fut un des plus vifs bonheurs de ma vie.– Suit un croquis de la scène: en haut d'une pente assez forte, mais courte, le jeune Beyle en H; au milieu de cette pente, en «T', vigne d'où se leva le tourdre en entendant le bruit de mon approche», et en T, le cerisier; au bas, la grande pièce s'étend horizontalement.

<p>65</p>

l'espagnolisme communiqué par …– Variante: «L'espagnolisme de.»

<p>66</p>

Joseph Brun, le tailleur de nos hautaies.– En face, au verso du fol. 503, est une carte-esquisse du rocher de Comboire et de la vallée du Drac depuis le pont de Claix jusqu'au pont suspendu de Grenoble. Au bord du rocher de Comboire («précipices de deux ou trois cents pieds de haut»), en «H, moi; j'avais une vue superbe sur les côteaux d'Echirolles et de Jarrie, et mon regard enfilait la vallée». A propos du pont suspendu, Stendhal écrit: «Pont de fil de fer, dit de Seyssins, qui succéda au bac vers 1827, construit par mon ami Louis Crozet; le plat colonel Monval, méprisé de tout le monde (et loué à sa mort dans la Quotidienne), était actionnaire de ce pont, et ne voulait pas que Crozet, ingénieur en chef, fît l'épreuve complète. Par une lithographie les Périer (Casimir, Augustin, etc.) veulent ôter cette gloire à Crozet et la donner à un de leurs neveux. En tout les Périer trompeurs, finasseurs, de mauvaise foi, plats, bas.»

<p>67</p>

de laquelle il eût fallu …– Variante: «Il fallait.»

<p>68</p>

je pensais fort, ce jour-là, au péril du retour …– Suit un profil des précipices du rocher de Comboire, avec ressauts coupant la pente en A et en B.