La vie de Rossini, tome I. Stendhal

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Название La vie de Rossini, tome I
Автор произведения Stendhal
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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humain pourrait-il aimer toujours ce qu'il aime avec cette fureur?

      Si un air que nous avons entendu il y a dix ans, nous fait encore plaisir, c'est d'une autre manière, c'est en nous rappelant les idées agréables dont alors notre imagination était heureuse; mais ce n'est plus en produisant une ivresse nouvelle. Une tige de pervenche rappelait aussi à Jean-Jacques Rousseau les beaux jours de sa jeunesse.

      Ce qui fait de la musique le plus entraînant des plaisirs de l'âme, et lui donne une supériorité marquée sur la plus belle poésie, sur Lalla-Rook, ou la Jérusalem, c'est qu'il s'y mêle un plaisir physique extrêmement vif. Les mathématiques font un plaisir toujours égal, qui n'est pas susceptible de plus ou de moins; à l'autre extrémité de nos moyens de jouissance, je vois la musique. Elle donne un plaisir extrême, mais de peu de durée, et de peu de fixité. La morale, l'histoire, les romans, la poésie, qui occupent, sur le clavier de nos plaisirs, tout l'intervalle entre les mathématiques et l'Opéra-Buffa, donnent des jouissances d'autant moins vives, qu'elles sont plus durables, et qu'on peut y revenir davantage, avec la certitude de les éprouver encore.

      Tout est, au contraire, incertitude et imagination en musique; l'opéra qui vous a fait le plus vif plaisir, vous pouvez y revenir trois jours après, et n'y plus trouver que l'ennui le plus plat, ou un agacement désagréable de nerfs. C'est qu'il y a dans la loge voisine une femme à voix glapissante; ou il fait étouffant dans la salle; ou l'un de vos voisins, en se balançant agréablement, communique à votre chaise un mouvement continu et presque régulier. La musique est une jouissance tellement physique, que l'on voit que j'arrive à des conditions de plaisir presque triviales à écrire.

      C'est souvent une cause d'un genre pas plus relevé qui gâte une soirée où l'on a le bonheur d'entendre madame Pasta et d'avoir une loge commode. On va chercher bien loin une belle raison métaphysique ou littéraire pour expliquer pourquoi l'Elisabetta ne fait aucun plaisir; c'est tout simplement qu'on étouffait dans la salle, et qu'on était mal à son aise. La salle de Louvois est excellente pour donner au plaisir musical cette espèce de draw-back (difficulté de naître); ensuite on écoute avec pédanterie; on se fait un devoir de tout entendre. Se faire un devoir! quelle phrase anglaise, quelle idée anti-musicale! C'est comme se faire un devoir d'avoir soif.

      Le plaisir tout physique et machinal que la musique donne aux nerfs de l'oreille, en les forçant de prendre un certain degré de tension (par exemple, durant le premier final de Così fan tutte de Mozart), ce plaisir physique met apparemment le cerveau dans un certain état de tension ou d'irritation qui le force à produire des images agréables, et à sentir avec vingt fois plus d'ivresse les images qui, dans un autre moment, ne lui auraient donné qu'un plaisir vulgaire; c'est ainsi que quelques baies de bella-dona cueillies par erreur dans un jardin, le forcent à être fou.

      Cotugno, le premier médecin de Naples, me disait lors du succès fou de Moïse: «Entre autres louanges que l'on peut donner à votre héros, mettez celle d'assassin. Je puis vous citer plus de quarante attaques de fièvre cérébrale nerveuse, ou de convulsions violentes, chez des jeunes femmes trop éprises de la musique, qui n'ont pas d'autre cause que la prière des Hébreux au troisième acte, avec son superbe changement de ton.»

      Le même philosophe, car ce grand médecin Cotugno était digne de ce titre, disait que le demi-jour était nécessaire à la musique. La lumière trop vive irrite le nerf optique; or la vie ne peut pas se trouver à la fois présente au nerf optique et au nerf auditif. Vous avez le choix des deux plaisirs; mais la force du cerveau humain ne suffit pas aux deux à la fois. Je soupçonne une autre circonstance, ajoutait Cotugno, qui tient peut-être au galvanisme. Pour trouver des sensations délicieuses en musique, il faut être isolé de tout autre corps humain. Notre oreille est peut-être environnée d'une atmosphère musicale de laquelle je ne puis dire autre chose, sinon que peut-être elle existe. Mais pour avoir des plaisirs parfaits, il faut être en quelque sorte isolé comme pour les expériences électriques, et qu'il y ait au moins un intervalle d'un pied entre vous et le corps humain le plus voisin. La chaleur animale d'un corps étranger me semble fatale au plaisir musical.

      Je suis bien loin de prétendre affirmer cette théorie du philosophe napolitain, je n'ai peut-être pas même assez de science pour la répéter correctement.

      Tout ce que je sais par l'expérience de quelques amis intimes, c'est qu'une suite de belles mélodies napolitaines force l'imagination du spectateur à lui présenter certaines images, et en même temps met son âme dans la situation la plus propre à sentir tout le charme de ces images.

      Lorsqu'on commence seulement à aimer la musique, on est étonné de ce qui se passe en soi, et l'on ne songe qu'à goûter le nouveau plaisir dont on vient de faire la découverte.

      Lorsqu'on aime déjà depuis longtemps cet art enchanteur, la musique, lorsqu'elle est parfaite, ne fait que fournir à notre imagination des images séduisantes relatives à la passion qui nous occupe dans le moment. On voit bien que tout le plaisir n'est qu'en illusion, et que plus un homme est solidement raisonnable, moins il en est susceptible.

      Il n'y a de réel dans la musique que l'état où elle laisse l'âme, et j'accorderai aux moralistes que cet état la dispose puissamment à la rêverie et aux passions tendres.

      III

      HISTOIRE DE L'INTERRÈGNE APRÈS CIMAROSA ET AVANT ROSSINI, DE 1800 A 1812

      Après Cimarosa, et lorsque Paisiello eut cessé de travailler, la musique languit en Italie jusqu'à ce qu'il parût un génie original. Je devrais dire le plaisir musical languit; il y avait bien toujours des transports et de l'admiration folle dans les salles de spectacle, mais c'est comme il y a des larmes dans de beaux yeux de dix-huit ans, même en lisant les romans de Ducray-Duminil, ou des mouchoirs agités et des vivat pour la joyeuse entrée même des plus mauvais souverains.

      Rossini a écrit avant 1812; mais ce n'est qu'en cette année-là qu'il obtint la faveur de composer pour le grand théâtre de Milan.

      Pour apprécier ce génie brillant, il faut de toute nécessité voir dans quel état il trouva la musique, et jeter un coup d'œil sur les compositeurs qui eurent des succès de 1800 à 1812.

      Je remarquerai en passant que la musique est un art vivant en Italie, uniquement parce que tous les grands théâtres ont l'obligation de donner des opéras nouveaux à certaines époques de l'année; sans quoi, sous prétexte d'admirer les anciens compositeurs, les pédants du pays n'auraient pas manqué d'étouffer et de proscrire tous les génies naissants; ils n'eussent laissé prospérer que de plats copistes.

      L'Italie n'est le pays du beau dans tous les genres que parce qu'on y éprouve le besoin du nouveau dans le beau idéal, et que chacun n'écoutant que son propre cœur, les pédants y jouissent de tout le mépris qu'ils méritent.

      Après Cimarosa et avant Rossini, deux noms se présentent, Mayer et Paër.

      Mayer, Allemand perfectionné en Italie, et qui depuis quarante ans s'est fixé à Bergame, a donné une cinquantaine d'opéras, de 1795 à 1820. Il eut du succès, parce qu'il présentait au public une petite nouveauté qui surprenait, et attachait l'oreille. Son talent consistait à mettre dans l'orchestre, et dans les ritournelles et les accompagnements des airs, les richesses d'harmonie qu'à la même époque Haydn et Mozart créaient en Allemagne. Il ne savait guère faire chanter la voix humaine, mais il faisait parler les instruments.

      Sa Lodoïska, donnée en 1800, enleva tous les suffrages. Je l'ai vue admirablement chantée à Schoenbrunn en 1809, par la charmante Balzamini, qui mourut bientôt après, au moment où elle allait devenir une des cantatrices les plus distinguées de l'Italie. Madame Balzamini devait son talent à sa laideur.

      Les due Gironate de Mayer sont de 1801; en 1802, il donna I Misteri Eleusini, qui se firent la réputation qu'a aujourd'hui Don Juan. Don Juan n'existait pas alors pour l'Italie, comme trop difficile à lire. I Misteri Eleusini passèrent pour l'œuvre musicale la plus forte et la plus énergique de l'époque. La marche de l'art était frappante, on allait de la mélodie à l'harmonie.

      Les maîtres italiens quittaient le facile