Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2. Жорж Санд

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Название Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2
Автор произведения Жорж Санд
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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n'est pas qu'Émile ajoutât une foi aveugle à la compétence de Jean Jappeloup en pareille matière; mais il savait que certains aperçus de logique naturelle peuvent aider puissamment l'investigation scientifique, et il partit avant le jour, pour rejoindre son compagnon à un certain point où ils étaient convenus de se retrouver. Il avait prévenu, dès la veille, M. Cardonnet du projet qu'il avait formé d'aller examiner le cours d'eau de l'usine, sans lui dire toutefois quel guide il avait choisi.

      Cette excursion fut pénible, mais intéressante, et, à son retour, Émile demanda à son père un entretien particulier. Il lui trouva un certain air de calme triomphant qui ne lui parut pas de très-bon augure. Néanmoins, comme il croyait de son devoir de l'avertir de ce qu'il avait constaté, il entra en matière sans hésitation.

      «Mon père, lui dit-il, vous m'exhortez à épouser vos projets et à m'y plonger tout entier avec la même ardeur que vous-même. J'ai fait mon possible, depuis quelque temps, pour mettre à votre service toute l'application dont mon cerveau est capable; je dois donc à la confiance que vous m'avez accordée de vous dire que nous bâtissons sur le sable, et qu'au lieu de doubler votre fortune, vous l'engloutissez rapidement dans un abîme sans fond.

      – Que veux-tu dire, Émile? répondit M. Cardonnet en souriant; voilà un début bien effrayant, et je croyais que la science t'aurait conduit au même résultat que donne la pratique, à savoir que rien n'est impossible à la volonté éclairée. Il semble que tu aies dégagé de tes méditations la solution contraire. Voyons! tu as fait une longue course, et sans doute un profond examen? Moi aussi, j'ai exploré, l'an passé, le torrent qu'il s'agit de réduire, et j'ai la certitude d'en venir à bout; qu'en dis-tu, toi, enfant?

      – Je dis, mon père, que vous échouerez, car il y faudrait consacrer des dépenses qu'un particulier ne saurait faire, et qui ne seraient d'ailleurs pas couvertes par un bénéfice relatif.»

      Ici Émile entra, avec beaucoup de lucidité, dans des explications dont nous ferons grâce au lecteur; mais qui tendaient à établir que le cours de la Gargilesse présentait des obstacles naturels impossibles à détruire sans une mise de fonds dix fois plus considérable que celle prévue par M. Cardonnet. Il eût fallu se rendre propriétaire de certaines parties du bassin de la rivière, afin de détourner ici son cours; là, de l'élargir; plus loin, de faire sauter des portions de montagne qui empêchaient son écoulement régulier; enfin, si l'on ne pouvait vaincre l'accumulation et l'éruption soudaine et violente des eaux dans les réservoirs supérieurs, il fallait créer autour de l'usine des digues cent fois plus considérables que celles déjà tentées, lesquelles digues feraient alors refluer l'eau au point de ruiner les terres environnantes; et pour cela il eût fallu acheter la moitié de la commune, ou disposer d'un pouvoir inique, impossible à conquérir en France. Déjà les travaux exécutés par M. Cardonnet portaient un grave préjudice aux meuniers d'alentour. L'eau, arrêtée pour son usage, faisait, suivant l'expression du pays, patouiller leurs moulins, en produisant contre leurs roues un mouvement contraire, qui en paralysait la rotation à certaines heures. Ce n'était pas sans les dédommager d'une autre façon, et à grands frais, qu'il avait réussi à apaiser ces petits usiniers, en attendant qu'il les ruinât ou qu'il se ruinât lui-même; car les dédommagements offerts ne pouvaient être que temporaires, et devaient cesser avec l'accomplissement de ses travaux. Il avait acheté très-cher, à l'un son travail de six mois comme carrier, à d'autres l'usage de tous leurs chevaux mis en réquisition pour ses transports. Il en avait bercé bon nombre de promesses illusoires, et ces gens simples, éblouis par un bénéfice passager, avaient fermé les yeux sur l'avenir, comme il arrive toujours à ceux dont le présent est difficile.

      Émile passa rapidement sur ces détails, qui étaient de nature à irriter M. Cardonnet plus qu'à le convaincre, et il s'attacha à l'effrayer, d'autant plus qu'il avait la persuasion et la certitude de ne rien exagérer sous ce rapport.

      M. Cardonnet l'écouta jusqu'au bout avec beaucoup d'attention, et quand ce fut fini, il lui dit, en lui passant la main sur la tête d'une manière toute paternelle et caressante, mais avec un sourire de puissance calme:

      «Je suis très-content de toi, Émile, je vois que tu t'occupes, que tu travailles sérieusement, et que tu n'as pas perdu cette fois ton temps à courir de châteaux en châteaux. Tu viens de parler très-clairement et comme un jeune avocat consciencieux qui a bien étudié sa cause. Je te remercie de la bonne direction que prennent tes idées; et sais-tu ce qui me fait le plus de plaisir? c'est que tu t'attaches à ton œuvre comme je l'avais auguré du bienfait de l'étude. Voilà que tu te passionnes déjà pour le succès, que tu en ressens les émotions puissantes, que tu passes par les crises inévitables de terreur, de doute, et même de découragement momentané, qui accompagnent, dans le génie de l'industriel, l'éclosion de tout projet important. Oui, Émile, voilà ce que j'appelle concevoir et enfanter. Ce mystère de la volonté ne s'accomplit pas sans douleur; il en est du cerveau de l'homme comme du sein de la femme.

      «Mais tranquillise-toi maintenant, mon ami! Le danger que tu as cru découvrir n'existe que dans une appréciation superficielle des choses, et ce n'est pas dans une simple promenade que tu as pu en saisir l'ensemble. J'ai passé huit jours, moi, à explorer ce torrent avant de lui poser la première pierre sur le flanc, et j'ai pris conseil d'un homme plus expérimenté que toi. Tiens, voici le plan des localités, avec les niveaux, les mesures et le cubage. Étudions cela ensemble.»

      Émile examina attentivement ce travail, et y reconnut plusieurs erreurs de fait. On avait jugé impossible que l'eau arrivât à certaines élévations dans les temps extraordinaires, et que certains obstacles pussent l'enchaîner au delà d'un certain nombre d'heures. On avait travaillé sur des éventualités, et l'expérience la plus vulgaire, l'assertion du moindre témoin des faits antérieurs, eussent suffi pour démentir la théorie, si on eût voulu en tenir compte. Mais c'est ce que l'orgueil et la méfiance de son caractère n'avaient pas permis à Cardonnet d'admettre. Il s'était mis, les yeux fermés, à la merci des éléments, comme Napoléon dans la campagne de Russie, et, dans son entêtement superbe, il eût fait volontiers, comme Xercès, battre de verges Neptune rebelle. Son conseil, quoique fort capable, n'avait songé qu'à lui complaire en flattant son ambition, ou s'était laissé dominer et influencer par cette volonté ardente.

      «Mon père, dit Émile, il ne s'agit pas là seulement de calculs hydrographiques, et permettez-moi de vous dire que votre foi absolue aux travaux de spécialité vous a égaré. Vous m'avez raillé, lorsqu'au début de mes études générales, je vous ai dit que toutes les connaissances humaines m'apparaissaient comme solidaires les unes des autres, et qu'il fallait être à peu près universel pour être infaillible sur un point donné; en un mot, que le détail ne pouvait se passer de la synthèse, et qu'avant de connaître la mécanique d'une montre, il était bon de connaître celle de la création. Vous avez ri, vous riez encore, et vous m'avez chassé des étoiles pour me renvoyer aux moulins. Eh bien! si, avec un hydrographe, vous eussiez pris pour conseil un géologue, un botaniste et un physicien, ils vous eussent démontré ce qu'après une première vue je crois pouvoir affirmer, sauf vérification d'hommes plus compétents que moi. C'est que, moyennant la direction du col de montagne où s'engouffre votre torrent, moyennant la direction des vents qui s'y engouffrent avec lui, moyennant les plateaux d'où partent ses sources, et leur élévation relative, qui attire sur ces points culminants toutes les nuées, ou même qui voient s'y former tous les grains d'orage, des trombes d'eau continuelles doivent se précipiter dans ce ravin, et y balayer sans cesse les résistances inutiles; à moins, je vous l'ai dit, de travaux que vous ne pouvez entreprendre, parce qu'ils dépassent les ressources d'un capitaliste isolé. Voilà ce qu'au nom des lois atmosphériques le physicien vous eût dit: il eût constaté les effets incessants de la foudre sur les rochers qui l'attirent; le géologue eût constaté la nature des terrains, soit marneux, soit calcaires, soit granitiques, qui retiennent, absorbent ou laissent échapper tour à tour les eaux.

      – Et le botaniste, dit en riant M. Cardonnet, tu l'oublies, celui-là?

      – Celui-là, répondit Émile en souriant, aurait aperçu sur les flancs arides et abrupts où le géologue n'eût pu marquer sûrement le séjour extérieur des eaux, quelques brins d'herbe qui eussent éclairé ses confrères.