Francia; Un bienfait n'est jamais perdu. Жорж Санд

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Название Francia; Un bienfait n'est jamais perdu
Автор произведения Жорж Санд
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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dit-elle tout bas au prince en se rendant à la salle à manger, de dire au marquis que vous êtes pour le moment en froid avec votre empereur. Il s'en tourmenterait…

      – Vous vous appelez Flore! dit Mourzakine d'un air enivré en pressant contre sa poitrine le bras de la marquise.

      – Eh bien! oui, je m'appelle Flore! ce n'est pas ma faute.

      – Ne vous en défendez pas, c'est un nom délicieux, et qui vous va si bien!

      Il s'assit auprès d'elle en se disant:

      – Flore! c'était le nom de la petite chienne de ma grand'mère. C'est singulier qu'en France ce nom soit un nom distingué! Peut-être que le marquis s'appelle Fidèle, comme le chien de mon grand-oncle!

      Le temps n'était pas encore venu où toutes les jeunes filles bien nées devaient se nommer Marie. La marquise datait des temps païens de la Révolution et du Directoire. Elle ne rougissait pas encore de porter le nom de la déesse des fleurs. Ce ne fut qu'en 1816 qu'elle signa son autre prénom Elisabeth, jusque-là relégué au second plan.

      Le marquis, tout plein de son sujet, entretint loquacement sa femme et Mourzakine de ses espérances politiques. Le Russe admira la prodigieuse facilité avec laquelle ce petit homme parlait, mangeait et gesticulait en même temps. Il se demanda s'il lui restait, au milieu d'une telle dépense de vitalité, la faculté de voir ce qui se passait entre sa femme et lui. A cet égard, le cerveau du marquis lui apparut à l'état de vacuité ou d'impuissance complète, et, pour aider à cette bienfaisante disposition, il promit de s'intéresser à la cause des Bourbons, dont il se souciait moins que d'un verre de vin et à laquelle il ne pouvait absolument rien, n'étant pas un aussi grand personnage qu'il plaisait à son cousin le marquis de se l'imaginer.

      Celui-ci, ayant engouffré une quantité invraisemblable de victuailles dans son petit corps, venait de demander sa voiture, lorsqu'on annonça le comte Ogokskoï.

      – C'est mon oncle, aide de camp du tsar, dit Mourzakine; me permettrez-vous de vous le présenter?

      – Aide de camp du gzar? Nous irons ensemble à sa rencontre! s'écria le marquis, enchanté de pouvoir établir des relations avec un serviteur direct du maître.

      Il oubliait, l'habile homme, que le rôle des serviteurs d'un grand prince est de ne jamais vouloir que ce que veut le prince avant de les consulter.

      Le comte Ogokskoï avait été un des beaux hommes de la cour de Russie, et, quoique brave et instruit, étant né sans fortune, il n'avait dû la sienne qu'à la protection des femmes. La protection, de quelque part qu'elle vînt, était à cette époque la condition indispensable de toute destinée pour la noblesse pauvre en Russie. Ogokskoï avait été protégé par le beau sexe, Mourzakine était protégé par son oncle: on avait du mérite personnel si on pouvait, mais il fallait, pour obtenir quelque chose, ne pas commencer exclusivement par le mériter. Le temps était proche où la monarchie française profiterait de cet exemple, qui rend l'art de gouverner si facile.

      Ogokskoï n'était plus beau. Les fatigues et les anxiétés de la servitude avaient dégarni son front, altéré ses dents, flétri son visage. Il avait dépassé notablement, disait-on, la cinquantaine, et il aurait pris du ventre, si l'habitude qu'ont les officiers russes de se serrer cruellement les flancs à grands renfort de ceinture n'eût forcé l'abdomen à se réfugier dans la région de l'estomac. Il avait donc le buste énorme et la tête petite, disproportion que rendait plus sensible l'absence de chevelure sur un crâne déprimé. Il avait en revanche plus de croix sur la poitrine que de cheveux au front; mais si sa haute position lui assurait le privilège d'être bien accueilli dans les familles, elle ne le préservait pas d'une baisse considérable dans ses succès auprès des femmes. Ses passions, restées vives, n'ayant plus le don de se faire partager, avaient empreint d'une tristesse hautaine la physionomie et toute l'attitude du personnage.

      Il se présenta avec une grande science des bonnes manières. On eût dit qu'il avait passé sa vie en France dans le meilleur monde; telle fut du moins l'opinion de la marquise. Un observateur moins prévenu eût remarqué que le trop est ennemi du bien, que le comte parlait trop grammaticalement le français, qu'il employait trop rigoureusement l'imparfait du subjonctif et le prétérit défini, qu'il avait une grâce trop ponctuelle et une amabilité trop mécanique. Il remercia vivement la marquise des bontés qu'elle avait pour son neveu et affecta de le traiter devant elle comme un enfant que l'on aime et que l'on ne prend pas au sérieux. Il le plaisanta même avec bienveillance sur son aventure de la veille, disant qu'il était dangereux de regarder les Françaises, et que, quant à lui, il craignait plus certains yeux que les canons chargés à mitraille. En parlant ainsi, il regarda la marquise, qui le remercia par un sourire.

      Le marquis implora vivement son appui politique, et plaida si chaudement la cause des Bourbons que l'aide de camp d'Alexandre ne put cacher sa surprise.

      – Il est donc vrai, monsieur le marquis, lui dit-il, que ces princes ont laissé d'heureux souvenirs en France? Il n'en fut pas de même chez nous lorsque le comte d'Artois vint implorer la protection de notre grande Katherine. Ne ouïtes-vous point parler d'une merveilleuse épée qui lui fut donnée pour reconquérir la France, et qui fut promptement vendue en Angleterre?..

      – Bah! dit le marquis, pris au dépourvu, il y si longtemps!..

      – M, le comte d'Artois était jeune alors, ajouta la marquise, et M. Ogokskoï était bien jeune aussi! Il ne peut pas s'en souvenir.

      Cette adroite flatterie pénétra Ogokskoï de reconnaissance. Avec la subtile pénétration que possèdent les femmes en ces sortes de choses, Flore de Thièvre avait trouvé l'endroit sensible et beaucoup plus gagné en trois mots que son mari avec ses torrents de paroles et de raisonnements.

      M. de Thièvre, voyant qu'elle plaidait mieux que lui, et sachant que la beauté est meilleur avocat que l'éloquence, les laissa ensemble. Mourzakine restait en tiers; mais au bout d'un instant il reçut, des mains de Martin, un message auquel il demanda la permission d'aller répondre de vive voix.

      Il trouva dans l'antichambre un personnage dont la pauvre mine contrastait avec celle des luxuriants valets de la maison. C'était un garçon de quinze à seize ans, petit, maigre, jaune, les cheveux noirs, gras et plaqués prétentieusement sur les tempes, la figure assez jolie quand même, l'oeil noir et lumineux, le menton garni déjà d'un précoce duvet. Il était misérablement étriqué dans un habit vert à boutons d'or qui semblait échappé à la hotte d'un chiffonnier; sa chemise était d'un blanc douteux, et sa cravate noire bien serrée avait une prétention militaire qui contrastait avec un jabot déchiré, assez ample pour cacher les dimensions exiguës du gilet; c'était le gamin de Paris, comiquement et cyniquement endimanché.

      – Pour qui donc veux-tu te faire passer? lui dit involontairement Mourzakine en le toisant avec dégoût. Qui t'envoie et que veux-tu?

      – Je veux parler à Votre Hauttesse, répondit tranquillement le gamin avec un dédain égal à celui qu'on lui manifestait. Est-ce que c'est défendu par la coalition?

      Son effronterie divertit le prince russe, qui vit un type à étudier.

      – Parle, lui dit-il avec un sourire, la coalition ne s'y oppose pas.

      – Bon! pensa le gamin, tout le monde aime à rire, même ces cocos-là. – Mais il faut que je vous parle en secret, ajouta-t-il. Je n'ai point affaire à messieurs les laquais.

      – Diable! reprit Mourzakine, tu le prends de haut. Alors suis-moi dans le jardin.

      Ils franchirent la porte, entrèrent dans une allée couverte qui longeait la muraille, et le gamin sans se déconcerter entama ainsi la conversation.

      – C'est moi le frère à Francia.

      – Très-bien, dit Mourzakine; mais qu'est-ce que c'est que Francia?

      – Francia, excusez! vous n'avez pas seulement demandé le nom de celle que votre cheval a bousculée…

      – Ah! j'y suis! non vraiment, je n'ai pas demandé son nom. Comment va-t-elle?

      – Bien,