Monsieur de Camors — Complet. Feuillet Octave

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Название Monsieur de Camors — Complet
Автор произведения Feuillet Octave
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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du vieux Lescande. Jamais aucun trait de sa vie ne lui avait éclairé d'un pareil jet de lumière la profondeur de sa déchéance morale. En infligeant ce vulgaire affront à cet ami des jours purs, à ce cher confident des généreuses pensées et des fières ambitions de sa jeunesse, c'était l'honnêteté même, il le sentait, qu'il avait mise sous ses pieds. Comme Macbeth, il n'avait pas tué seulement un homme endormi, il avait tué le sommeil.

      À l'angle de la rue Royale et du boulevard, ces réflexions lui parurent tellement insupportables, qu'il pensa successivement à se faire trappiste, à se faire soldat, et à se griser. Il s'arrêta à ce dernier parti. Le hasard le servit à souhait dans ce dessein. Comme il mettait pied à terre devant la porte de son cercle, il se trouva face à face avec un jeune homme maigre et pâle qui lui tendit la main en souriant; il reconnut le prince d'Errol:

      — Tiens, c'est vous, mon prince? Je vous croyais au Caire!

      — J'en arrive ce matin.

      — Ah!.. Eh bien, ça va-t-il mieux, votre poitrine?

      — Peuh!

      — Bah! vous avez bonne mine... Et le Caire, est-ce drôle?

      — Peuh! pas trop!.. Ah çà! dites-moi, Camors, c'est véritablement Dieu qui vous envoie!

      — Croyez-vous, mon prince? Pourquoi donc ça?

      — Parce que... je vais vous dire cela tout à l'heure... mais auparavant narrez-moi donc votre affaire.

      — Quelle affaire?

      — Votre duel pour Sarah.

      — C'est-à-dire contre Sarah?

      — Qu'est-ce qui s'est donc passé?.. J'ai su cela très vaguement, moi, là-bas.

      — Mon Dieu! mon cher ami, c'était une bonne action que j'avais voulu faire, et, suivant l'usage, j'en ai été puni... J'avais entendu conter que cet imbécile de la Brède empruntait de l'argent à une petite sœur qu'il a pour le répandre aux pieds énormes de Sarah... Cela m'était fort égal, vous pouvez croire... mais enfin cela m'agaçait... Je ne pus m'empêcher de lui dire un jour au cercle: «Vous avez pourtant joliment tort, la Brède, de vous ruiner et surtout de ruiner mademoiselle votre sœur pour un escargot aussi peu sympathique que Sarah, une fille qui est toujours enrhumée du cerveau... et qui d'ailleurs vous trompe! — Me trompe! répéta la Brède en agitant ses grands bras, — me trompe! et avec qui? — Avec moi.» Comme il sait que je ne mens jamais, il a voulu me tuer... Heureusement, j'ai la vie dure.

      — Vous l'avez planté dans son lit pour trois mois, m'a-t-on dit?

      — Tout au plus.

      — Eh bien, maintenant, cher ami, rendez-moi un service... Je suis un ours, moi, un sauvage, un revenant... Aidez-moi à me remettre dans le mouvement, hein?.. Allons souper avec des personnes enjouées et de vertu plus que médiocre... Cela m'est recommandé par les médecins!

      — Du Caire? Rien de plus facile, mon prince.

      Une heure plus tard, Louis de Camors et le prince d'Errol, en compagnie d'une demi-douzaine de convives des deux sexes, prenaient possession d'un salon de restaurant dont on nous permettra de respecter le huis clos.

      Aux lueurs pâles de l'aube, ils sortirent. — Il se trouva qu'à ce moment même un chiffonnier à longue barbe grise errait comme une ombre devant la porte du restaurant, piquant de son crochet les tas d'immondices qui attendaient le balai de la voirie municipale. Camors, en fermant son porte-monnaie d'une main peu assurée, laissa échapper un louis, qui alla se perdre au milieu des débris fangeux accumulés contre le trottoir. Le chiffonnier leva la tête avec un sourire timide.

      — Ah! monsieur, dit-il, ce qui tombe au fossé devrait être au soldat!

      — Ramasse-le avec tes dents, dit Camors, et je te le donne.

      L'homme hésita et rougit sous son hâle; puis il jeta aux jeunes gens et aux femmes qui riaient autour de lui un regard de haine mortelle, et s'agenouilla; il se coucha la poitrine dans la boue, et, se relevant l'instant d'après, leur montra la pièce d'or serrée entre ses dents blanches et aiguës. Cette belle jeunesse applaudit. Il sourit d'un air sombre, et tourna le dos.

      — Hé! l'ami, dit Camors le touchant du doigt, veux-tu gagner cinq louis maintenant?.. Donne-moi un soufflet; ça te fera plaisir, et à moi aussi!

      L'homme le regarda en face, murmura quelques mots indistincts, et le frappa soudain au visage avec une telle force, qu'il l'envoya culbuter contre la muraille. Il y eut un mouvement parmi les jeunes gens comme s'ils allaient se précipiter sur la barbe grise.

      — Que personne ne le touche! dit vivement Camors. Tiens, mon brave, voilà tes cent francs!

      — Garde-les, dit l'autre; je suis payé!

      Et il s'éloigna.

      — Bravo, Bélisaire! cria Camors. — Ma foi, messieurs, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je suis réellement enchanté de cette petite fête... Je vais y rêver! Bonjour, mesdames!.. Au revoir, prince.

      Un fiacre matinal traversait la rue. Il s'y jeta et se fit conduire à son hôtel, rue Barbet-de-Jouy. La porte de la cour était ouverte; un reste d'ivresse l'empêcha de remarquer un groupe de domestiques et de voisins qui stationnait en désordre devant les écuries. Ces gens firent brusquement silence en l'apercevant et le regardèrent passer en échangeant de muettes démonstrations de sympathie et de compassion.

      Il occupait le second étage de l'hôtel. Comme il montait l'escalier, il se trouva tout à coup en face du valet de chambre de son père. Cet homme était fort pâle: il tenait un pli cacheté qu'il lui présenta d'une main tremblante.

      — Qu'est-ce que c'est donc, Joseph? dit Camors.

      — C'est une lettre que M. le comte a laissée pour monsieur... avant de partir.

      — Avant de partir?.. Mon père est parti?.. Où cela? Comment?..

      Pourquoi pleurez-vous?..

      Le domestique, à qui la voix manquait, lui remit le pli.

      — Mon Dieu!.. Qu'est-ce que c'est?.. Pourquoi y a-t-il du sang là-dessus?..

      Il ouvrit l'enveloppe à la hâte et lut les premiers mots: «Mon fils, la vie m'ennuie; je la quitte...»

      Il n'alla pas plus loin. Le pauvre enfant aimait son père, malgré tout.

      Il tomba raide sur le palier. — On l'emporta dans sa chambre.

      II

      Louis de Camors, en quittant le collège, s'élançait dans la vie, on s'en souvient, le cœur gonflé de toutes les saintes vertus de la jeunesse, — confiance, sympathie, enthousiasme, dévouement. Les horribles négligences de son éducation première n'avaient pu corrompre dans ses veines ces braves instincts, ou, si l'on veut, ces germes de faiblesse, comme le pensait son père, que le lait maternel y avait apparemment déposés. Ce père, en le confinant dans un collège pour se débarrasser de lui pendant une dizaine d'années, lui avait rendu, d'ailleurs, le seul service qu'il lui rendît jamais. Ces vieilles prisons classiques ont du bon: la saine discipline du cloître, le contact habituel de cœurs chauds et entiers, la longue familiarité des belles œuvres, des intelligences viriles et des grandes âmes antiques, tout cela ne donne pas sans doute une règle morale très précise; mais tout cela inspire un certain sentiment idéal de la vie et du devoir qui a sa valeur.

      Ce vague héroïsme dont Camors emportait la conception, il ne demandait pas mieux, on s'en souvient encore, que d'en découvrir la formule pratique, applicable au temps et au pays où il était destiné à vivre. Il trouva, on s'en doute, que cette tâche était un peu plus compliquée qu'il ne se l'était figuré, et que la vérité à laquelle il prétendait