Monsieur de Camors — Complet. Feuillet Octave

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Название Monsieur de Camors — Complet
Автор произведения Feuillet Octave
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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son père.

      Il montait à cheval le matin, donnait une leçon d'escrime à son cousin Sigismond, fils unique de madame de la Roche-Jugan, s'enfermait tout le jour dans la bibliothèque, et faisait le soir le bésigue du général, en observant d'un œil philosophique la lutte des convoitises qui s'agitaient autour de cette riche proie.

      Madame de la Roche-Jugan avait imaginé une singulière façon de faire sa cour au général, c'était de lui persuader qu'il avait une maladie de cœur. Elle lui touchait le pouls à tout instant de sa main potelée, et tantôt le rassurait, tantôt lui inspirait une terreur salutaire, bien qu'il s'en défendît.

      — Que diable! ma chère comtesse, disait-il, laissez-moi donc en repos! Je sais bien que je suis mortel comme tout le monde, pardieu! Eh bien, après?.. Ah! mon Dieu! je vous vois venir; allez, ma chère! je vous vois venir parfaitement! vous voulez me convertir!.. Ta ta ta!

      Elle ne voulait pas seulement le convertir, elle voulait l'épouser et l'enterrer. Ses espérances à cet égard se fondaient principalement sur son fils Sigismond. On savait que le général regrettait vivement de n'avoir point d'héritier de son nom. Il n'avait, pour se délivrer de ce souci, qu'à épouser madame de la Roche-Jugan et à adopter son fils. Sans jamais se permettre aucune allusion directe à cette combinaison, la comtesse s'efforçait d'y amener l'esprit du général avec toute la ruse tenace d'une femme, toute l'ardeur avide d'une mère et toute la politique onctueuse d'une dévote.

      Sa sœur Tonnelier sentait amèrement son désavantage. Elle n'était point veuve, et elle n'avait pas de fils; mais elle avait deux filles, toutes deux gracieuses, plus qu'élégantes, et vives comme la poudre. L'une, madame Bacquière, était la femme d'un agent de change; l'autre, madame Van Cuyp, d'un jeune Hollandais établi à Paris. Toutes deux entendaient gaiement la vie et le mariage, affolées d'un bout de l'année à l'autre, dansant, chevauchant, chassant, canotant, coquetant et chantant lestement les chansons gaillardes des petits théâtres. Camors, dans son temps de sombre humeur, avait pris formellement en grippe ces aimables petits modèles de dissipation mondaine et de frivolité femelle. Depuis que son point de vue avait changé, il leur rendait plus de justice.

      — Ce sont, disait-il tranquillement, des animaux jolis qui suivent leur instinct.

      Madame Bacquière et madame Van Cuyp, conseillées par leur digne mère, s'appliquaient à faire sentir au général tout ce qu'il y a de doux et de sacré dans les joies de la famille et du foyer domestique. Elles animaient extraordinairement son intérieur, éreintaient ses chevaux, tuaient son gibier et démolissaient son piano. Il leur semblait que le général, une fois habitué à ces douceurs et à cette animation, ne pourrait plus s'en passer, et que les délices de l'intimité lui deviendraient indispensables. Elles joignaient à ces adroites manœuvres des attentions délicates et familières propres à subjuguer un vieillard. Elles sautaient sur ses genoux comme des enfants, lui tiraient doucement les moustaches, et lui accommodaient à la dernière mode le nœud militaire de sa cravate.

      Madame de la Roche-Jugan déplorait confidentiellement avec le général la mauvaise éducation de ses nièces, et la baronne Tonnelier, de son côté, ne négligeait aucune occasion de mettre en plein relief la nullité impertinente et sournoise du jeune comte Sigismond.

      Au milieu de ces honorables conflits, une personne qui n'y prenait aucune part attirait à un haut degré l'intérêt de M. de Camors, d'abord par sa beauté et ensuite par son attitude. C'était une orpheline d'un grand nom, mais fort pauvre, dont madame de la Roche-Jugan et madame Tonnelier, ses cousines, avaient dû accepter la charge, qu'elles se partageaient. Mademoiselle Charlotte de Luc d'Estrelles passait chaque année six mois chez la comtesse et six mois chez la baronne. Elle avait alors vingt-cinq ans. Elle était grande, blonde, avec des yeux profonds, un peu à l'ombre sous l'arc proéminent de ses sourcils presque noirs. La masse épaisse de ses cheveux encadrait un front triste et superbe. Elle était mal mise ou plutôt pauvrement, n'ayant jamais voulu se vêtir des restes de ses parentes; mais ses robes de laine, faites de sa main, la drapaient comme un marbre antique. Ses cousines Tonnelier l'appelaient la déesse. Elles la détestaient, et elle les méprisait. Le nom qu'elles lui donnaient ironiquement lui convenait, d'ailleurs, à merveille. Quand elle se mettait en marche, on eût dit qu'elle descendait d'un piédestal. Sa tête paraissait un peu petite, comme celles des statues grecques; ses narines délicates et mobiles semblaient fouillées par un ciseau exquis dans un ivoire transparent. Elle avait l'air étrange et un peu sauvage qu'on suppose aux nymphes chasseresses. Sa voix était magnifique, et elle s'en servait avec goût. Elle avait, d'ailleurs, autant qu'on pouvait le savoir, un vif sentiment des arts; mais c'était une personne silencieuse dont on était forcé de deviner les pensées. Bien des fois avant cette époque, Camors s'était demandé avec curiosité ce qui se passait dans cette âme concentrée. Inspiré par sa générosité naturelle et aussi par son admiration secrète, il s'était toujours piqué de rendre à cette cousine pauvre les hommages qu'il eût rendus à une reine; mais elle avait toujours paru aussi indifférente aux attentions de son jeune parent qu'aux procédés tout opposés de ses bienfaitrices involontaires.

      Son attitude au château de Campvallon était bizarre. Plus taciturne que jamais, distraite, étrangère, comme si elle eût médité quelque dessein profond, elle s'éveillait tout à coup, soulevait ses longs cils, promenait çà et là son regard bleu, et le posait soudain sur Camors, qui se sentait frissonner.

      Une après-midi, comme il était dans la bibliothèque, on frappa doucement à la porte, et mademoiselle de Luc d'Estrelles entra. Elle était pâle. Il se leva un peu étonné et la salua.

      — J'ai à vous parler, mon cousin, dit-elle de son accent pur et grave, légèrement précipité par une émotion évidente.

      Il la regarda, lui montra un divan, et s'assit sur une chaise devant elle.

      — Mon cousin, reprit-elle, vous ne me connaissez guère; mais je suis franche et brave: je viens tout droit à ce qui m'amène. Est-il vrai que vous soyez ruiné?

      — Pourquoi, mademoiselle?

      — Vous avez toujours été bon pour moi, et vous êtes le seul. Je vous en suis reconnaissante, et même je...

      Elle s'arrêta, et une teinte rosée se répandit sur ses joues; puis elle secoua la tête en souriant, comme quelqu'un qui reprend difficilement son courage.

      — Enfin, poursuivit-elle, je suis prête à vous donner ma vie. Vous me jugerez bien romanesque... mais je me fais de nos deux pauvretés réunies une image très douce... Je crois... je suis sûre que je serais une excellente femme pour un mari que j'aimerais... Si vous devez quitter la France, comme on me l'a dit, je vous suivrai... Je serai partout et toujours votre compagne fidèle et vaillante... Pardon! encore un mot, monsieur de Camors... ma démarche serait honteuse, si elle cachait une arrière-pensée... elle n'en cache aucune... Je suis pauvre... j'ai quinze cents francs de rente... Si vous êtes plus riche que moi, je n'ai rien dit, et rien au monde ne me ferait vous épouser.

      Elle se tut et fixa sur lui, avec une expression d'attente, d'angoisse et de candeur extraordinaires, ses grands yeux pleins de feu.

      Il y eut une pause solennelle. Entre ces deux êtres, nobles et charmants tous deux, il semblait qu'en cette minute une destinée terrible était en suspens, et que tous deux le sentaient.

      Enfin M. de Camors lui répondit d'un ton grave:

      — Mademoiselle, il est impossible que vous conceviez à quelle épreuve vous venez de me soumettre; mais je suis descendu en moi-même, et je n'y ai rien trouvé qui soit digne de vous. Faites-moi l'honneur de croire qu'il ne s'agit ici ni de votre fortune ni de la mienne; mais j'ai résolu de ne me marier jamais.

      Elle soupira longuement et se leva.

      — Adieu, mon cousin, dit-elle.

      — Je vous en prie, restez encore... je vous en prie! dit le jeune homme en la repoussant doucement sur le divan.

      Elle se rassit. Il fit quelques pas au hasard pour calmer