Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2. Gustave Flaubert

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Название Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2
Автор произведения Gustave Flaubert
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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et il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité, qu'il ne pouvait, lui non plus, étreindre tout entière. Déjà les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.

      Tout à coup, il aperçut à l'horizon, derrière Tunis, comme des brouillards légers, qui se traînaient contre le sol; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé, et, dans les tourbillons de cette masse nombreuse, des têtes de dromadaires, des lances, des boucliers parurent. C'était l'armée des Barbares qui s'avançait sur Carthage.

      IV

      SOUS LES MURS DE CARTHAGE

      Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou courant à pied, pâles, essoufflés, fous de peur, arrivèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l'armée. En trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour venir à Carthage et tout exterminer.

      On ferma les portes. Les Barbares presque aussitôt parurent; mais ils s'arrêtèrent au milieu de l'isthme, sur le bord du lac.

      D'abord ils n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs s'approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent repoussés à coups de flèches, tant la terreur était grande.

      Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs. On remarquait surtout un petit homme, enveloppé soigneusement d'un manteau, et dont la figure disparaissait sous une visière très basse. Il restait pendant des heures à regarder l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins. Un autre homme l'accompagnait, une sorte de géant qui marchait tête nue.

      Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l'isthme: d'abord par un fossé, ensuite par un rempart de gazon, enfin par un mur, haut de trente coudées, en pierres de taille, et à double étage. Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d'autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d'orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. Des tours s'élevaient sur le second étage, toutes garnies de créneaux, et qui portaient en dehors des boucliers de bronze, suspendus à des crampons.

      Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua, le quartier des gens de la marine et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses des fourneaux d'argile pour cuire la saumure.

      Par derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquillages, en terre battue. Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs, diversement coloriés. Les places publiques la nivelaient à des distances inégales; d'innombrables ruelles, s'entre-croisant, la coupaient du haut en bas. On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers, maintenant confondues; elles se levaient çà et là comme de grands écueils, ou allongeaient des pans énormes, – à demi couverts de fleurs, noircis, largement rayés par le jet des immondices, et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes comme des fleuves sous des ponts.

      La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, disparaissait sous un désordre de monuments. C'étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres sèches à bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des architraves de marbre, des contreforts babyloniens, des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux frontons; les volutes se déroulaient entre les colonnades; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile; tout cela montait l'un sur l'autre en se cachant à demi, d'une façon merveilleuse et incompréhensible. On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées.

      Derrière l'Acropole, dans des terrains rouges, le chemin des Mappales, bordé de tombeaux, s'allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes; de larges habitations s'espaçaient ensuite dans des jardins, et ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait jusqu'au bord de la falaise, où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits.

      Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine.

      De loin ils reconnaissaient les marchés, les carrefours; ils se disputaient sur l'emplacement des temples. Celui de Khamon, en face des Syssites, avait des tuiles d'or; Melkarth, à la gauche d'Eschmoûn, portait sur sa toiture des branches de corail; Tanit, au delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre; le noir Moloch était au bas des citernes, du côté du phare. L'on voyait à l'angle des frontons, sur le sommet des murs, au coin des places, partout, des divinités à tête hideuse, colossales ou trapues, avec des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ouvrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main des fourches, des chaînes ou des javelots; et le bleu de la mer s'étalait au fond des rues, que la perspective rendait encore plus escarpées.

      Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait; de jeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient à la porte des bains; les boutiques de boissons chaudes fumaient, l'air retentissait du tapage des enclumes, les coqs blancs consacrés au soleil chantaient sur les terrasses, les bœufs que l'on égorgeait mugissaient dans les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête; et, dans l'enfoncement des portiques, quelque prêtre apparaissait, drapé d'un manteau sombre, nu-pieds et en bonnet pointu.

      Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils l'admiraient, ils l'exécraient, ils auraient voulu tout à la fois l'anéantir et l'habiter. Mais qu'y avait-il dans le port militaire, défendu par une triple muraille? Puis, derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut que l'Acropole, apparaissait le palais d'Hamilcar.

      Les yeux de Mâtho à chaque instant s'y portaient. Il montait dans les oliviers, et il se penchait, la main étendue au bord des sourcils. Les jardins étaient vides, et la porte rouge à croix noire restait constamment fermée.

      Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cherchant quelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta dans le golfe, et, pendant trois heures, il nagea tout d'une haleine. Il arriva au bas des Mappales, voulut grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux, brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s'en revint.

      Son impuissance l'exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu'un qui l'aurait possédée. Ses énervements l'abandonnèrent et ce fut une ardeur d'action folle et continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d'un pas rapide à travers le camp; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui passaient. Son cœur débordait en paroles furieuses.

      « – Laisse aller ta colère comme un char qui s'emporte, – disait Spendius. – Crie, blasphème, ravage et tue. La douleur s'apaise avec du sang, et puisque tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine; elle te soutiendra!»

      Mâtho reprit le commandement de ses soldats. Il les faisait impitoyablement manœuvrer. On le respectait pour son courage, pour sa force surtout. D'ailleurs, il inspirait comme une crainte mystique; on croyait qu'il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capitaines s'animèrent de son exemple. L'armée, bientôt, se disciplina. Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui réglait les exercices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent.

      Il aurait fallu pour les écraser dans l'isthme que deux armées pussent les prendre à la fois par derrière, l'une débarquant au fond du golfe d'Utique, la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes tout au plus? S'ils s'inclinaient vers l'Orient, ils allaient se joindre aux Nomades, intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert. S'ils se repliaient sur l'Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des sauterelles, les campagnes environnantes; les riches tremblaient pour leurs beaux châteaux, pour leurs vignobles, pour leurs cultures.

      Hannon proposa des mesures atroces et impraticables, comme de promettre une forte somme pour chaque tête de Barbare, ou, qu'avec des