Название | Madeleine jeune femme |
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Автор произведения | Boylesve René |
Жанр | Зарубежная классика |
Серия | |
Издательство | Зарубежная классика |
Год выпуска | 0 |
isbn |
Je me souviens de lui avoir fait remarquer, un jour:
– Mais des femmes comme les héroïnes qu'incarne mademoiselle Bartet, c'est une puissante vie intérieure qui les fait, c'est une vie morale très élevée qui leur donne tant d'attraits en leur permettant de si bien parler de ce qui se passe en elles; des femmes si intéressantes, ce sont des femmes chez qui il se passe beaucoup de choses; il leur faut de la retenue, mais aussi de la passion, des émotions, noblement refrénées, mais qui résultent de conflits terribles, et il faut, par-dessus tout cela, l'usage d'un monde où l'esprit soit délié et cultivé, soit honoré par tous et mis au premier plan!..
Il ne disait pas non, il ne disait pas oui; il avait trop de mal à analyser les caractères et jusqu'à ses propres sentiments.
VII
Pour mon mari comme pour tous ceux qui l'entouraient, il s'agissait avant toute chose, à ce moment-là, de l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir et sur laquelle, – c'était vraiment curieux, – tous comptaient comme sur un événement destiné à bouleverser le monde, pour le moins à apporter à la situation de chacun une modification incalculable. Ce qu'ils attendaient de cette Exposition me semblait être un peu l'issue d'un conte de fées; mais enfin, moi, j'arrivais à Paris, je ne savais rien de ce qui y est possible ou non, et surtout à des hommes d'affaires. On venait d'élever la Tour Eiffel, on n'avait jamais rien construit de si haut, et la réalisation de cette entreprise échauffait les esprits et leur laissait croire qu'ils assistaient à l'aurore de temps nouveaux, favorables à toutes les variétés du grandiose. Grajat avait «mis la main, disait-il, sur l'Alimentation». Il voyait, et il nous faisait voir, depuis des mois, les cinq parties du monde assemblées à Paris, agglomérées au Champ-de-Mars, assises à table, buvant et dévorant!.. Pour moi, née à Chinon, et familiarisée dès mon enfance avec les mangeailles de Gargantua, cette vision anticipée d'une réfection de toutes les nations n'était pas pour me paraître insensée, et me frappait même, je l'avoue, comme quelque accomplissement de paroles prophétiques. En outre, n'était-il pas question d'un banquet des trente-six mille maires? Il fallait entendre le grand, gros, puissant Grajat citer des nombres de couverts de table, de bouteilles, de tonneaux de vin ou de bière, et énumérer des noms de communes de France qui affluaient à sa mémoire, trois ou quatre minutes durant, sans qu'il reprît haleine, ce qui produisait un effet énorme.
Mon mari, grâce aux concessions obtenues par son cher Grajat sur le terrain de l'Exposition, avait assumé un travail de galérien. Depuis six mois, quatre employés supplémentaires étaient à sa solde dans les bureaux; il courait Paris tout le jour, en fiacre, pour les «Pavillons Grajat»; il renvoyait ses propres affaires à l'année suivante. Il fut si occupé dans les deux mois qui précédèrent l'ouverture, que nous dûmes renoncer à accompagner Grajat au théâtre. Et je m'émerveillais: «Mais comment Grajat peut-il trouver le temps, lui, de mener sa vie ordinaire?» C'est que Grajat se reposait sur quelques-uns de ces messieurs à lui dévoués, comme mon mari, et qui accomplissaient sa besogne.
N'en venions-nous pas à refuser des invitations jusque chez les Voulasne! Ce fut Grajat qui, à ce propos, vint nous rappeler nos devoirs. Nous ne savions seulement plus où en était le mariage d'Isabelle!.. Grajat secoua mon mari, d'importance. Que de tendresses pour Isabelle!.. Mais, au cours de l'algarade, je pus surprendre quelques mots qui rappelaient nettement à mon mari que le mariage d'Isabelle était plus important que ses travaux.
Ah! par exemple!.. Tout doucement, en lui versant une tasse de thé, je dis à notre tyran:
– Monsieur Grajat, vous avez un tant pour cent sur cette affaire, c'est bien sûr! Mais il faut que ce soit avec le diable que vous ayez traité, puisque ni la famille du jeune homme, ni celle de la jeune fille ne tiennent au mariage?
Il me regarda d'un air singulier où il y avait beaucoup d'étonnement, et il dit:
– Mais, c'est qu'elle ne rit pas! Elle vous insulte avec tout son sang-froid, la coquine…
– Avec tout mon sang-froid, monsieur Grajat.
Je l'avais gêné. Il modifia brusquement sa tactique: sans renoncer à son plaidoyer, il lui donna un tour badin et ne quitta plus le ton de la blague. Mais il était touché, il se sentait pénétré par quelqu'un qui échappait à sa domination, et que ce quelqu'un fût moi, il en demeurait hébété.
Mon mari nia, dès que nous fûmes en tête-à-tête, tout dessein suspect de la part de Grajat. Nous eûmes quelques petits différends à ce propos, mais ce qui contribua le mieux à les apaiser, en donnant à Grajat au moins une bonne raison d'être intervenu, c'est qu'il était grand temps pour nous de retourner chez nos cousins; c'est que les Voulasne ne comprenaient absolument pas que nous ayons pu avoir un motif de les négliger. Toutes les nécessités du monde n'y faisaient rien: nous avions manqué aux plaisirs ordinaires des Voulasne; et ils nous le passaient beaucoup moins que si nous les eussions abandonnés eux-mêmes dans le plus grand malheur. Nous n'avions point été du dîner de têtes! Comment? par quelles raisons humaines expliquer pareille abstention? Des travaux des travaux!.. Ces mots-là sonnaient creux aux oreilles des Voulasne. Qu'on ne les imagine pas, cependant, nos cousins, fâchés, ni froissés même! ce n'étaient point des gens susceptibles, et la rancune était chose bien grave pour eux. Ils étaient seulement désolés, moins peut-être pour eux que pour nous, et c'était gentil de leur part. Ils étaient désolés pour nous que nous nous fussions privés d'une fête à eux si agréable. Ils étaient désolés comme de bons amis qui voient que vous vous perdez volontairement ou par sottise; ils ne nous en voulaient pas, mais ils nous prenaient en pitié; ils nous estimaient moins.
De sorte que mon mari eut le droit de me dire:
– Sans l'intervention de Grajat!..
Sans l'intervention de Grajat en effet, nous risquions non seulement de nous déconsidérer aux yeux de nos cousins, mais de ne point nous aviser que nos cousins laissaient tout simplement dépérir Isabelle!.. Ils ne le faisaient pas par cruauté, par obstination, mais par étourderie, mais faute de loisir, oui, vraiment, faute de loisir pour s'occuper de quoi que ce fût hors de leurs incessants plaisirs.
Du jour où notre cousin Gustave n'avait plus été menacé de quitter Paris et de manquer son dîner de têtes, le monde lui était réapparu sous des couleurs si pures et si riantes, qu'il ne concevait pas que sa fille pût le voir sombre ou troublé. L'optimisme, lorsqu'il s'implante dans une âme, est si vigoureux, si vivace, si envahissant! L'impétuosité pour les plaisirs, c'est comme une horde de barbares, un torrent débordé, une coulée de lave! Cette nature neuve et presque primitive des Voulasne était pour moi un sujet non seulement d'étonnement, mais d'effroi. Je la sentais capable de tout dévaster plutôt que de faire halte un instant sur son chemin de fleurs. Depuis combien de générations ces gens-là et leurs ancêtres n'avaient-ils pris aucun agrément dans leur vieille maison du Marais? Depuis combien de temps plutôt, ce manque d'expansion heureuse, uniquement dû à