L'île de sable. Emile Chevalier

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Название L'île de sable
Автор произведения Emile Chevalier
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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l'étranger! murmure-t-il bas.

      Guyonne, inscrite sous le nom d'Yvon, numéro 40, jouissait de l'avantage octroyé à un petit nombre de ses compagnons.

      Debout au pied du grand mât, elle voyait se dissiper insensiblement, comme une brume, les côtes adorées de sa Bretagne, tandis que le soleil épanchait ses flots d'or sur la rade de Saint-Malo et qu'un vent propice enflait les voiles du Castor.

      Qui pourrait dire quelles étaient les pensées de Guyonne? car, de temps en temps, une larme silencieuse roulait le long de sa joue, et sa tête se penchait, douloureusement sur sa poitrine.

      Noble et digne jeune fille, avait-elle trop compté sur son courage et se reprochait-elle déjà son héroïque sacrifice?

      Non; Guyonne avait l'âme aussi fortement trempée que le corps; les périls de sa situation ne l'effrayaient pas, le sort qui lui était réservé l'inquiétait peu, mais elle rêvait à la tombe de sa pauvre mère, à cette tombe qu'elle entretenait avec sollicitude, qu'elle ornait chaque jour de fleurs nouvelles, et sur laquelle croîtraient bientôt les ronces et les épines; elle songeait à son vieux père qui allait être privé de ses soins attentifs; à son jeune frère, sans guide pour se diriger à travers les écueils de la vie!

      Elle songeait, la pauvre Guyonne, à ses amis, à la chanson du soir, à la clochette de sa génisse qu'elle n'entendrait plus, à la chapelle du hameau, à sa chambrette qu'elle ne reverrait peut-être jamais… puis, elle songeait à ce je ne sais quoi, qui n'est rien, qui est tout— murmure, bruissement, sentier, corbeille, voix, ustensile de ménage, colifichet de fête, intérieur de famille, patrie!

      Devant elle, adossé au mât d'artimon, Jean de Ganay semblait aussi enfoncé dans une profonde méditation.

      Ses réflexions étaient pleines d'amertumes. N'avait-il pas brisé le lien qui l'attachait au bonheur? et chaque noeud filé par le Castor ne l'éloignait-il pas de celle qu'il aimait?

      D'ailleurs, un pressentiment étrange torturait l'esprit du vicomte. Nonobstant les gages de tendresse qu'il avait reçus de Laure, il doutait qu'elle le payât d'un égal retour.

      Toutes ses tentatives pour chasser cet atroce soupçon étaient infructueuses: il revenait sans cesse et l'obsédait comme un cauchemar.

      Jean demeura six heures consécutives dans cette situation, immobile, insensible à ce qui l'environnait. Mais, quand la terre eut complètement voilé ses formes blanchâtres, l'écuyer tourna les regards vers l'avant du navire.

      Il aperçut le faux Yvon qui n'avait point bougé de place et tâchait de percer l'étendue pour distinguer encore une ligne qui indiquât la patrie.

      La sévère beauté du jeune homme, sa physionomie intelligente, la douceur de ses traits, la chasteté de son maintien, surprirent l'écuyer au point de l'arracher à sa préoccupation.

      Il se demandait déjà par quel hasard ce bel adolescent se trouvait compris parmi les condamnés, lorsque Chedotel, qui commandait un changement d'amures, se précipita brusquement du gaillard d'arrière sur le pont, et, de son porte-voix, asséna un coup violent sur la tête du faux Yvon.

      – Veux-tu bien décamper, avorton du diable!

      Étourdie par la violence du choc, la jeune fille obéit lentement. Le pilote furieux la repoussa avec tant de rudesse qu'elle alla tomber sur une grosse chaîne d'amarrage et se meurtrit la face.

      – Attrape! dit Chedotel, en continuant de donner ses ordres.

      Cet acte de brutalité révolta Jean de Ganay. Il se disposait à réprimander sévèrement le pilote, lorsqu'il se rappela que le marquis avait investi Chedotel de ses pleins pouvoirs durant le cours de la traversée. Réprimant sa colère, il descendit pour secourir le blessé, qui se relevait le visage inondé de sang.

      – Veux-tu que je mande le chirurgien? dit-il à Guyonne avec compassion.

      – Oh! non merci, monseigneur, répondit-elle. Un peu d'eau de mer suffira pour sécher ces écorchures.

      La douceur de cette voix augmenta l'intérêt que l'écuyer éprouvait pour le proscrit.

      Tirant de son pourpoint un foulard de soie, il le lui présenta en disant:

      Essuie-toi avec ceci. Je vais envoyer quérir ce que tu désires.

      Guyonne, émue par un sentiment nouveau et inexprimable, n'osait accepter.

      – Prends, reprit le vicomte, en lui mettant le mouchoir dans la main.

      – Oh! monseigneur! fit la jeune fille.

      – Bien; tu parleras de reconnaissance plus tard. Maintenant conforme-toi à ma volonté.

      Le remède de Guyonne eut tout l'effet voulu et bientôt, sauf quelques taches bleuâtres, elle reparut plus charmante, plus fraîche qu'auparavant.

      Son grossier accoutrement de laine grise rehaussait, par le contraste même, l'éclat de son teint.

      Le vicomte ne put retenir un geste d'admiration.

      – Comment te nommes-tu? lui demanda-t-il en s'appuyant contre le bordage.

      – Yvon, pour vous servir, monseigneur, répliqua-t-elle après quelques secondes d'hésitation.

      – Yvon! mais j'ai ouï prononcer ce nom-là… Yvon! De qui étais-tu vassal?

      – De monseigneur de la Roche.

      – Ah! ah! en effet, je me souviens. Ton père est pêcheur?

      – Pêcheur, répéta affirmativement Guyonne.

      – Et quel âge as-tu?

      – J'aurai tantôt vingt-cinq ans à la Chandeleur.

      – Vingt-cinq ans? tu en parais dix-sept à peine.

      Le changement de côté était à peine opéré qu'une risée violente siffla dans les agrès du Castor.

      Peu après on entendit un bruit sourd comme le roulement lointain du tonnerre, et le ciel se marbra de taches sombres.

      Tous les matelots avaient suspendu leur flânerie pour courir, qui au gouvernail, qui sur les vergues, qui au cabestan.

      – Ferle, ferle tout! tonnait le porte-voix du pilote.

      Mais avant que la manoeuvre fût exécutée, une seconde bourrasque assaillit le Castor par le travers, et il donna une telle bande sur bâbord que les boute-hors des basses vergues plongèrent fort avant dans l'eau.

      Cette bascule inattendue précipita le marquis contre le bastingage de la dunette.

      Les oeuvres-vives du Castor craquèrent avec un horrible frissonnement.

      – Rentrez, monsieur, dit alors Chedotel au soigneur de la Roche; rentrez dans la cabine, votre place n'est pas ici!

      En disant ces mots, le pilote n'était plus cet homme au visage astucieux et rechigné que nous avons naguère présenté au lecteur; c'était le marin, dans sa sphère; le marin qui mesure ses forces à celles de la nature en furie, et ne reconnaît d'autre conseiller que son coup d'oeil, d'autre maître que son vouloir.

      Sur terre, l'être humain rarement oublie son caractère: sur mer il l'abaisse ou l'exalte au gré des circonstances.

      Paresseux, ivrogne, libertin, vil, le matelot est cependant susceptible d'accomplir des prodiges de travail, de continence, de noblesse.

      Le commandant d'un navire, bête, stupide dans un temps calme, deviendra un génie dans une tempête. Sa voix dominera celle de l'ouragan, sa volonté domptera la rage des éléments, et sa personne s'incarnera d'une nouvelle vie pour lutter avec les trois formidables ennemis conjurés à sa perte:– l'eau, l'air, le feu!

      Semblable à un artiste que l'inspiration embrase, Chedotel, son porte-voix d'une main, son astrolabe de l'autre, était grandi de dix coudées.

      La mer montait, montait. Les lames d'eau, grosses comme des montagnes, furieuses comme des Ogresses déchaînées, se ruaient tumultueusement contre la carène et la préceinte du navire.

      Les