Thérèse Raquin. Emile Zola

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Название Thérèse Raquin
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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vingt ans de service; ilétait premier commis et gagnait deux mille cent francs. C’était lui qui distribuait la besogne aux employés du bureau de Camille, et celui-ci lui témoignait un certain respect; dans ses rêves, il se disait que Grivet mourrait un jour, qu’il le remplacerait peut-être, au bout d’une dizaine d’années. Grivet fut enchanté de l’accueil de Mme Raquin, il revint chaque semaine avec une régularité parfaite. Six mois plus tard, sa visite du jeudiétait devenue pour lui un devoir: il allait au passage du Pont-Neuf, comme il se rendait chaque matin à son bureau, mécaniquement, par un instinct de brute.

      Dès lors, les réunions devinrent charmantes. À sept heures, Mme Raquin allumait le feu, mettait la lampe au milieu de la table, posait un jeu de dominos à côté, essuyait le service à thé qui se trouvait sur le buffet. À huit heures précises, le vieux Michaud et Grivet se rencontraient devant la boutique, venant l’un de la rue de Seine, l’autre de la rue Mazarine. Ils entraient, et toute la famille montait au premierétage. On s’asseyait autour de la table, on attendait Olivier Michaud et sa femme, qui arrivaient toujours en retard. Quand la réunion se trouvait au complet, Mme Raquin versait le thé, Camille vidait la boîte de dominos sur la toile cirée, chacun s’enfonçait dans son jeu. On n’entendait plus que le cliquetis des dominos. Après chaque partie, les joueurs se querellaient pendant deux ou trois minutes, puis le silence retombait, morne, coupé de bruits secs.

      Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Camille. Elle prenait sur elle François, le gros chat tigré que Mme Raquin avait apporté de Vernon, elle le caressait d’une main, tandis qu’elle posait les dominos de l’autre. Les soirées du jeudiétaient un supplice pour elle; souvent elle se plaignait d’un malaise, d’une forte migraine, afin de ne pas jouer, de rester là oisive, à moitié endormie. Un coude sur la table, la joue appuyée sur la paume de la main, elle regardait les invités de sa tante et de son mari, elle les voyait à travers une sorte de brouillard jaune et fumeux qui sortait de la lampe. Toutes ces têtes-là l’exaspéraient. Elle allait de l’une à l’autre avec des dégoûts profonds, des irritations sourdes. Le vieux Michaudétalait une face blafarde, tachée de plaques rouges, une de ces faces mortes de vieillard tombé en enfance; Grivet avait le masque étroit, les yeux ronds, les lèvres minces d’un crétin; Olivier, dont les os perçaient les joues, portait gravement sur un corps ridicule, une tête roide et insignifiante; quant à Suzanne, la femme d’Olivier, elle était toute pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches, le visage mou. Et Thérèse ne trouvait pas un homme, pas unêtre vivant parmi ces créatures grotesques et sinistres avec lesquels elle était enfermée; parfois des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie au fond d’un caveau, en compagnie de cadavres mécaniques, remuant la tête, agitant les jambes et les bras, lorsqu’on tirait des ficelles. L’airépais de la salle à manger l’étouffait; le silence frissonnant, les lueurs jaunâtres de la lampe la pénétraient d’un vague effroi, d’une angoisse inexprimable.

      On avait posé en bas, à la porte du magasin, une sonnette dont le tintement aigu annonçait l’arrivée des clientes. Thérèse tendait l’oreille; lorsque la sonnette se faisait entendre, elle descendait rapidement, soulagées, heureuse de quitter la salle à manger. Elle servait la pratique avec lenteur. Quand elle se trouvait seule, elle s’asseyait derrière le comptoir, elle demeurait là le plus possible, redoutant de remonter, goûtant une véritable joie à ne plus avoir Grivet et Olivier devant les yeux. L’air humide de la boutique calmait la fièvre qui brûlait ses mains. Et elle retombait dans cette rêverie grave qui luiétait ordinaire.

      Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se fâchait de son absence; il ne comprenait pas qu’on pût préférer la boutique à la salle à manger, le jeudi soir. Alors il se penchait sur la rampe, cherchait sa femme du regard:

      «Eh bien! criait-il, que fais-tu donc là? pourquoi ne montes-tu pas?… Grivet a une chance du diable… Il vient encore de gagner.»

      La jeune femme se levait péniblement et venait reprendre sa place en face du vieux Michaud, dont les lèvres pendantes avaient des souriresécœurants.

      Et, jusqu’à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa chaise, regardant François qu’elle tenait dans ses bras, pour ne pas voir les poupées de carton qui grimaçaient autour d’elle.

      Chapitre 5

      Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui un grand gaillard, carré desépaules, qu’il poussa dans la boutique d’un geste familier.

      «Mère, demanda-t-ilà Mme Raquin en le lui montrant, reconnais-tu ce monsieur-là?»

      La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans ses souvenirs et ne trouva rien. Thérèse suivait cette scène d’un air placide.

      «Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, le petit Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs de blé du côté de Jeufosse?… Tu ne te rappelles pas?… J’allais à l’école avec lui; il venait me chercher le matin, en sortant de chez son oncle quiétait notre voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.»

      Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu’elle trouva singulièrement grandi. Il y avait bien vingt ans qu’elle ne l’avait vu. Elle voulut lui faire oublier son accueilétonné par un flot de souvenirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurent s’était assis, il souriait paisiblement, il répondait d’une voix claire, il promenait autour de lui des regards calmes et aisés.

      «Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé à la gare du chemin de fer d’Orléans depuis dix-huit mois, et que nous ne nous sommes rencontrés et reconnus que ce soir. C’est si vaste, si important, cette administration!»

      Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, en pinçant les lèvres, tout fier d’être l’humble rouage d’une grosse machine. Il continua en secouant la tête:

      «Oh! mais, lui, il se porte bien, il aétudié, il gagne déjà quinze cents francs… Son père l’a mis au collège; il a fait son droit et a appris la peinture. N’est-ce pas, Laurent?… Tu vas dîner avec nous.

      – Je veux bien», répondit carrément Laurent.

      Il se débarrassa de son chapeau et s’installa dans la boutique. Mme Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n’avait pas encore prononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n’avait jamais vu un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l’étonnait. Elle contemplait avec une sorte d’admiration son front bas, planté d’une rude chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière, d’une beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards sur son cou; ce couétait large et court, gras et puissant. Puis elle s’oublia à considérer les grosses mains qu’il tenaitétalées sur ses genoux; les doigts enétaient carrés; le poing fermé devaitêtre énorme et aurait pu assommer un bœuf. Laurentétait un vrai fils de paysan, d’allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l’air tranquille et entêté.

      On sentait sous ses vêtements des muscles ronds et développés, tout un corps d’une chairépaisse et ferme. Et Thérèse l’examinait avec curiosité, allant de ses poings à sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux rencontraient son cou de taureau.

      Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dix centimes, pour montrer à son ami qu’il travaillait, lui aussi. Puis, comme répondant à une question qu’il s’adressait depuis quelques instants:

      «Mais, dit-ilà Laurent, tu dois connaître ma femme? Tu ne te rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, à Vernon?

      – J’ai parfaitement reconnu madame», répondit Laurent en regardant Thérèse en face.

      Sous ce regard droit, qui semblait pénétrer en elle, la jeune femme éprouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forcé, etéchangea quelques mots avec Laurent et son mari; puis elle se hâta d’aller rejoindre sa tante. Elle souffrait.

      On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir s’occuper de son ami.

      «Comment va ton père? lui demanda-t-il.

      – Mais