Thérèse Raquin. Emile Zola

Читать онлайн.
Название Thérèse Raquin
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
Серия
Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
isbn



Скачать книгу

tombé, pris de faiblesse; elle l’avait soulevé et transporté, d’un geste brusque, et ce déploiement de force avait mis de larges plaques ardentes sur son visage. La vie cloîtrée qu’elle menait, le régime débilitant auquel elle était soumise ne purent affaiblir son corps maigre et robuste; sa face prit seulement des teintes pâles, légèrement jaunâtres, et elle devint presque laide à l’ombre. Parfois, elle allait à la fenêtre, elle contemplait les maisons d’en face sur lesquelles le soleil jetait des nappes dorées.

      Lorsque Mme Raquin vendit son fonds et qu’elle se retira dans la petite maison du bord de l’eau, Thérèse eut de secrets tressaillements de joie. Sa tante lui avait répété si souvent: «Ne fais pas de bruit, reste tranquille», qu’elle tenait soigneusement cachées, au fond d’elle, toutes les fougues de sa nature. Elle possédait un sang-froid suprême, une apparente tranquillité qui cachait des emportements terribles. Elle se croyait toujours dans la chambre de son cousin, auprès d’un enfant moribond; elle avait des mouvements adoucis, des silences, des placidités, des paroles bégayées de vieille femme. Quand elle vit le jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts qui montaient à l’horizon, il lui prit une envie sauvage de courir et de crier; elle sentit son cœur qui frappait à grands coups dans sa poitrine; mais pas un muscle de son visage ne bougea, elle se contenta de sourire lorsque sa tante lui demanda si cette nouvelle demeure lui plaisait.

      Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda ses allures souples, sa physionomie calme et indifférente, elle resta l’enfantélevée dans le lit d’un malade; mais elle vécut intérieurement une existence brûlante et emportée. Quand elle était seule, dans l’herbe, au bord de l’eau, elle se couchait à plat ventre comme une bête, les yeux noirs et agrandis, le corps tordu, près de bondir. Et elle restait là, pendant des heures, ne pensant à rien, mordue par le soleil, heureuse d’enfoncer ses doigts dans la terre. Elle faisait des rêves fous; elle regardait avec défi la rivière qui grondait, elle s’imaginait que l’eau allait se jeter sur elle et l’attaquer; alors elle se raidissait, elle se préparait à la défense, elle se questionnait avec colère pour savoir comment elle pourrait vaincre les flots.

      Le soir, Thérèse, apaisée et silencieuse, cousait auprès de sa tante; son visage semblait sommeiller dans la lueur qui glissait mollement de l’abat-jour de la lampe. Camille, affaissé au fond d’un fauteuil, songeait à ses additions. Une parole, dite à voix basse, troublait seule par moments la paix de cet intérieur endormi.

      Mme Raquin regardait ses enfants avec une bonté sereine. Elle avait résolu de les marier ensemble. Elle traitait toujours son fils en moribond; elle tremblait lorsqu’elle venait à songer qu’elle mourrait un jour et qu’elle le laisserait seul et souffrant. Alors elle comptait sur Thérèse, elle se disait que la jeune fille serait une garde vigilante auprès de Camille. Sa nièce, avec ses airs tranquilles, ses dévouements muets, lui inspirait une confiance sans bornes. Elle l’avait vue à l’œuvre, elle voulait la donner à son fils comme un ange gardien. Ce mariage était un dénouement prévu, arrêté.

      Les enfants savaient depuis longtemps qu’ils devaient s’épouser un jour. Ils avaient grandi dans cette pensée qui leurétait devenue ainsi familière et naturelle. On parlait de cette union, dans la famille, comme d’une chose nécessaire, fatale. Mme Raquin avait dit: «Nous attendrons que Thérèse ait vingt et un ans.» Et ils attendaient patiemment, sans fièvre, sans rougeur.

      Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, ignorait lesâpres désirs de l’adolescence. Ilétait resté petit garçon devant sa cousine, il l’embrassait comme il embrassait sa mère, par habitude, sans rien perdre de sa tranquillitéégoïste. Il voyait en elle une camarade complaisante qui l’empêchait de trop s’ennuyer, et qui, à l’occasion, lui faisait de la tisane. Quand il jouait avec elle, qu’il la tenait dans ses bras, il croyait tenir un garçon; sa chair n’avait pas un frémissement. Et jamais il ne luiétait venu la pensée, en ces moments, de baiser les lèvres chaudes de Thérèse, qui se débattait en riant d’un rire nerveux.

      La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et indifférente. Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur Camille et le regardait pendant plusieurs minutes avec une fixité d’un calme souverain. Ses lèvres seules avaient alors de petits mouvements imperceptibles. On ne pouvait rien lire sur ce visage fermé qu’une volonté implacable tenait toujours doux et attentif. Quand on parlait de son mariage, Thérèse devenait grave, se contentait d’approuver de la tête tout ce que disait Mme Raquin. Camille s’endormait.

      Le soir, enété, les deux jeunes gens se sauvaient au bord de l’eau. Camille s’irritait des soins incessants de sa mère; il avait des révoltes, il voulait courir, se rendre malade, échapper aux câlineries qui lui donnaient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la provoquait à lutter, à se vautrer sur l’herbe. Un jour, il poussa sa cousine et la fit tomber; la jeune fille se releva d’un bond, avec une sauvagerie de bête, et, la face ardente, les yeux rouges, elle se précipita sur lui, les deux bras levés. Camille se laissa glisser à terre. Il avait peur.

      Les mois, les années s’écoulèrent. Le jour fixé pour le mariage arriva. Mme Raquin prit Thérèse à part, lui parla de son père et de sa mère, lui conta l’histoire de sa naissance. La jeune fille écouta sa tante, puis l’embrassa sans répondre un mot.

      Le soir, Thérèse, au lieu d’entrer dans sa chambre, quiétait à gauche de l’escalier, entra dans celle de son cousin, quiétait à droite. Ce fut tout le changement qu’il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le lendemain, lorsque les jeunesépoux descendirent, Camille avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquillité d’égoïste, Thérèse gardait toujours son indifférence douce, son visage contenu, effrayant de calme.

      Chapitre 3

      Huit jours après son mariage, Camille déclara nettement à sa mère qu’il entendait quitter Vernon et aller vivre à Paris. Mme Raquin se récria: elle avait arrangé son existence, elle ne voulait point y changer un seulévénement. Son fils eut une crise de nerfs, il la menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas à son caprice.

      «Je ne t’ai jamais contrariée dans tes projets, lui dit-il; j’aiépousé ma cousine, j’ai pris toutes les drogues que tu m’as données. C’est bien le moins, aujourd’hui, que j’aie une volonté, et que tu sois de mon avis… Nous partirons à la fin du mois.»

      Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision de Camille bouleversait sa vie, et elle cherchait désespérément à se refaire une existence. Peu à peu, le calme se fit en elle. Elle réfléchit que le jeune ménage pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne suffirait plus alors. Il fallait gagner encore de l’argent, se remettre au commerce, trouver une occupation lucrative pour Thérèse. Le lendemain, elle s’était habituée à l’idée de départ, elle avait bâti le plan d’une vie nouvelle.

      Au déjeuner, elle était toute gaie.

      «Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses enfants. J’irai à Paris demain; je chercherai un petit fonds de mercerie, et nous nous remettrons, Thérèse et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela nous occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tu voudras; tu te promèneras au soleil ou tu trouveras un emploi.

      – Je trouverai un emploi», répondit le jeune homme.

      La véritéétait qu’une ambition bête avait seule poussé Camille au départ. Il voulaitêtre employé dans une grande administration; il rougissait de plaisir, lorsqu’il se voyait en rêve au milieu d’un vaste bureau, avec des manches de lustrine, la plume sur l’oreille.

      Thérèse ne fut pas consultée; elle avait toujours montré une telle obéissance passive que sa tante et son mari ne prenaient plus la peine de lui demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle faisait ce qu’ils faisaient, sans une plainte, sans un reproche, sans même paraître savoir qu’elle changeait de place.

      Mme Raquin vint à Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf. Une vieille demoiselle de Vernon l’avait adressée à une de ses parentes qui tenait dans ce passage un fonds de mercerie dont elle désirait se débarrasser. L’ancienne mercière trouva la boutique un peu petite, un peu noire;