Название | Albert |
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Автор произведения | Dumur Louis |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066078744 |
Sa mère, pour l’apaiser, déboutonnait généreusement sa poitrine mûre et lui donnait le sein.
II
PREMIÈRE LUEUR DE RAISON
De ce lait maternel il eût fallu beaucoup plus, pour faire du rétif nourrisson un mortel docile ou résigné.
La rebuffade lui était innée.
Déjà, ses yeux considéraient les objets avec plus d’hésitation que de curiosité, et, avant même de pouvoir les nommer, comme autant d’ennemis il s’en fallait de peu qu’il ne les redoutât. Les mines arides de son entourage éveillaient, à ses premiers regards, des velléités circonspectes et peureuses. Singulières, les rêveries muettes qui composaient sa pensée en formation s’attardaient sur ces répulsions éprouvées. Il suspectait la lumière du matin de ramper par la vitre jusque sur son berceau pour voir ses paupières clignoter douloureusement; la charrette cahotant dans la rue de dégringoler, assourdissante, lui casser la tête; l’interminablement maigre crucifix, là-bas, dans le coin, ce long corps efflanqué sur le prie-Dieu, de méditer l’effroi à le fixer ainsi de ses orbites immobiles; et de vouloir l’horripiler les baisers gras dont ne cessaient de le couvrir, avec des mots bêtes, le père, la mère, les frères, les sœurs, la cuisinière et toute la clique répugnante des connaissances.
On lui apprit à marcher et à causer.
Certes, ce fut un soulagement de n’avoir plus à subir ces bras qui le portaient de chambre en chambre, à la promenade, au lit, à l’office, qui le plantaient sur des genoux pointus, le ballottaient de ci, de là, et dont il ne pouvait se passer. Il se servit de ses jambes pour quelquefois s’enfuir hors de la maison, se perdre dans quelque jardin, dans quelque faubourg, au risque de la verge. Quant au langage, s’il connut vite l’usage de deux ou trois substantifs, il s’en abstint volontiers et préféra le geste, plus sobre, plus rapide, plus expressif. Mais, dès qu’il ne s’agissait pas de réclamer pain, soupe ou polichinelle, aussitôt qu’il y avait idée à émettre, jugement à poser, il n’était pas rare qu’il trouvât des paroles imprévues, qui surprenaient parce que, peu enfantines, elles dénotaient d’anormales dispositions.
Il crût de la sorte.
A vrai dire, la raison n’avait pas encore jailli en une de ces étincelles crépitantes, qui ébouriffent d’aise ou de détresse les parents décontenancés. Elle germait cependant. Durant d’ineffables heures, Albert contemplait l’univers ambiant, comme s’il eût voulu en respirer l’essence et s’en instruire. Il s’acclimatait abondamment à ces nouveautés, ou plutôt il tentait de s’y acclimater: car s’il y eût réussi, il les eût acceptées à la façon des autres hommes, sans critiquer, dévotement. Or, observant avec cet esprit—inexpérimenté, sans doute, mais exempt de préjugés, puisque, à ce moment, presque rien n’y avait été mis, offrant ainsi table rase aux phénomènes—un accès de raison ne devait pas tarder à éclater, fût-ce le seul, avant la corruption fatale engendrée par les désirs vitaux.
Condisciple du premier âge, qui l’enchâsse d’innocence, toute pétrie d’ingénuités, pourtant d’autant plus pure qu’elle a moins été troublée par l’existence, qu’aurait été la raison, sinon une vue soudainement évidente, par divination, par coup de théâtre, une irrésistible vue du vrai philosophique, déduit simplement, théoriquement, mathématiquement de prémisses découvertes tout à coup?
La raison: clarté de l’intelligence sur les choses, abstraction faite du sentiment et des instincts.
Un vieux curé, podagre, marmiteux, cacochyme, ratatiné comme un bout de parchemin, ridé comme une pomme brûlée, avait pris Albert en affection. Grave et cérémonieux, l’enfant venait boire le café au lait avec lui, sur sa terrasse haut perchée, d’où l’on dominait la petite ville et l’alentour mélancolique des champs. Le vieux curé le faisait asseoir dans un fauteuil trop gros, où il enfonçait jusqu’au ventre, et lui donnait des gâteaux à grignoter, tandis que, le chef branlant, il l’incitait par de bénévoles questions à s’intéresser à mille brimborions de science et de morale, au moyen desquels il se figurait le façonner pour l’avenir honnête homme et consciencieux citoyen.
Nulle pédanterie, vraiment, mais une crédulité pieuse et de touchantes superstitions en ce qu’il lui disait du grand ordre qui règne ici-bas, des harmonies de la nature, du roi de la création et des oiseaux chantant des louanges sur de jolies branches vertes, par un beau soleil. Que le globe était bien installé, bien admirable, bien construit dans son indulgente imagination de vieux curé! Comme tous les mignons pantins manœuvraient délicieusement entre les doigts de l’excellente cause suprême! Le brave ecclésiastique s’attendrissait, mouillait des mouchoirs, pleurnichait en y songeant, tout en grattant ses articulations, dont les raideurs lui arrachaient parfois, au milieu de ses enthousiasmes, de piteux gémissements.
«Vois» disait-il «cette atmosphère si lucide, que l’œil perçoit, au travers, à de considérables distances! Réfléchis que nous aurions pu être entourés de ténébreux voiles, comme les habitants de Londres quand il fait du brouillard, ou plongés dans l’opaque étendue des ondes, comme les poissons. Quel merveilleux spectacle que celui de l’araignée tissant sa toile pour prendre des mouches! Remarquant le misérable insecte, Dieu, en son infinie et prévoyante pitié, lui donna le fil. En haut, en bas, tout conspire au bien. Si les continents n’existaient pas, les eaux envahiraient toute la terre; si les eaux n’existaient pas, la terre serait complètement à sec. Partout se devine la main céleste du meilleur des souverains. Le lion dans les déserts trouve la chair succulente de la gazelle, la gazelle trouve l’herbe de l’oasis, l’oasis trouve le sable qui l’entoure et sans lequel elle ne serait plus oasis, le sable trouve la sécheresse, et la sécheresse produit ce vent chaud du midi qui fleurit les orangers sur la côte de Nice. Tout s’enchaîne suivant une indissoluble suite de bénédictions, et, depuis le dernier des grains de poussière, jusqu’à toi-même, mon petit ami, tous les êtres ont leur part à ce magnifique et copieux festin, qui s’appelle la vie.»
A ces discours, prononcés d’une voix émue et tremblotante—avec le mouchoir rouge qui allait et venait et ponctuait longuement les phrases, avec aussi les contractions pénibles et les involontaires plaintes—Albert ne répondait ordinairement que par de rares signes de tête ou d’équivoques monosyllabes. Le vieux curé avait-il raison de prôner ainsi l’universelle symphonie? Il ne le savait pas précisément, mais il se doutait que cette apparente beauté, si tant est qu’elle existât, ne devait guère s’obtenir sans de louches perturbations et de latents vices. Il n’avait encore ni vu beaucoup, ni appris grand’chose, mais le peu qui dans sa cervelle était venu se nicher suffisait à fomenter la délétère kyrielle des incertitudes. A la maison, chiens, chats, parents et enfants étaient plus souvent de mauvaise humeur que de bonne; on y entendait gronder, quereller, tempêter, japper, miauler, larmoyer, et l’on y sentait de vilaines odeurs; le repas était mal cuit, il y avait des indigestions; ni liberté, ni fantaisie, mais des devoirs et une continuelle abdication de soi. Au dehors, le pavé boueux, les boutiques sombres, le passant rébarbatif. Rien n’indiquait cette joie tendre et salutaire célébrée par le vieux curé. Des corbillards emmenaient les restes.
«A quoi rêves-tu, mon petit ami?» s’avisa d’interroger un jour le bonhomme.—«A rien» répondit Albert.
Mais, comme le magister n’en démordait pas et voulait lui tirer les vers du nez, fébrilement, un ressort aux lèvres, sans même prendre garde aux friandises étalées sur son assiette, il s’écria:
«Hélas! monsieur le curé, l’atmosphère si chargée de nuages ne me cause aucune satisfaction, et je plains bien plus les mouches que je n’admire les araignées. S’il n’y avait pas de lions, les gazelles seraient heureuses,