Название | Légendes démocratiques du Nord |
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Автор произведения | Jules Michelet |
Жанр | Документальная литература |
Серия | |
Издательство | Документальная литература |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066079505 |
Noble tort d’un cœur trop humain!... Ah! nous aurions plus d’un reproche à faire à Kosciuszko, pour la douceur et la tendresse. Il était confiant, crédule, se laissait prendre aisément aux paroles des femmes et des rois. Un peu chimérique, peut-être d’une âme poétique et romanesque, amoureux toute sa vie (mais de la même personne), il suffisait d’un enfant pour le conduire, et lui-même il mourut enfant.
Ces défauts sont-ils ceux d’un homme ou ceux de la nation? Nous les retrouvons bien des fois dans les héros de son histoire. Il ne faut pas trop s’étonner si le grand citoyen moderne n’en est pas moins de leur famille; s’il eût été autre, il n’eût pas représenté d’une manière si complète toute l’âme de son noble pays. Je ne sais si ce sont des taches, mais il fallait qu’elles fussent en ce caractère. Nous l’aimons, même à cause d’elles, y reconnaissant l’antique Pologne... Et nous t’embrassons d’autant plus, pauvre vieux drapeau!
Est-il sûr que Kosciuszko aurait sauvé la Pologne avec plus de rigueur civique? J’en doute; mais ce dont je suis sûr, c’est que la bonté extraordinaire, si grande, qui fut en lui, a eu des effets immenses, infiniment favorables à l’avenir de sa patrie. D’une part, elle lui a gagné le cœur de toutes les nations; beaucoup sont restées convaincues que l’absolue bonté humaine s’est trouvée dans un Polonais.—D’autre part, en cette haute excellence morale, les classes diverses de la Pologne, si malheureusement séparées, ont trouvé un idéal commun et leur nouveau point d’union. Les nobles ont salué en lui le chevalier de la croisade, et les paysans, y trouvant le bon cœur et le bon sens, le dévouement du pauvre peuple, ont ressenti qu’il était leur, qu’il fut la Pologne elle-même.
Le jour où cet homme de foi, menant ses bandes novices contre l’armée russe, aguerrie, victorieuse, laissa là toutes les routines et l’orgueil antique, laissa la noble cavalerie, mit pied à terre et prit rang parmi les faucheurs polonais, ce jour-là une grande chose fut faite pour la Pologne et pour le monde. La Pologne n’était jusque-là qu’une noblesse héroïque; dès lors ce fut une nation, une grande nation, et indestructible. L’impérissable étincelle de la vitalité nationale, enfouie si longtemps, éclata; elle rentra au cœur du peuple, et elle y reste avec le souvenir de Kosciuszko, dévoué, résigné et simple. Il ne sut, dit-on, que mourir, mais en cela même encore il fit une grande chose: il éveilla un sentiment inconnu au cœur des Russes. Barbares pour la Pologne même, ils commencèrent à se troubler quand ils la virent blessée, taillée en pièces sur le champ de bataille, dans la personne de Kosciuszko. L’être défiant entre tous, le paysan russe et le soldat russe, qu’on écrase, mais qu’on n’émeut pas, fut sans défense contre l’impression morale de cette grande victime; il se sentit injuste... On vit de vrais miracles: les pierres pleurèrent, et les glaces du pôle, les Cosaques, pleurèrent, se souvenant trop tard, hélas! de leur origine polonaise. Leur chef Platow, arrivé en 1815 à Fontainebleau, vit le pauvre exilé, l’ombre infortunée de la Pologne qui se traînait encore, et versa des larmes amères; le vieux pillard, l’homme du meurtre, se retrouva homme. Jusqu’à sa mort, il suffisait qu’il entendît le nom fatal, pour que les larmes, malgré lui, lui remplissent les yeux.
Ah! il y a un Dieu au monde, la justice n’est pas un vain mot... C’est par ce jour et par cet homme que le remords du fratricide commença pour la Russie... Pleurez, Russes; pleurez, Cosaques; mais surtout pleurez sur vous-mêmes, malheureux instruments d’un crime si fatal aux deux pays!
Jeunes Slaves du Danube, que je vois avec bonheur monter au rang des nations, enfants héroïques qui jadis avez abrité le monde contre les Barbares, c’est à vous aussi que je donne ce portrait du meilleur des Slaves, du bon, du grand, de l’infortuné Kosciuszko.
La générosité, la douceur magnanime des véritables Slaves, ces dons du ciel qu’on trouve en leurs tribus primitives, elles ont éclaté avec un charme attendrissant dans cet homme. En lui, nous honorons le génie de cette grande race; nous saluons son apparition d’un salut fraternel.
Jeunes Slaves, que vous souhaiterai-je? que demandera à Dieu pour vous la vieille France qui vous regarde et vous voit grandir avec joie?—La vaillance? Non, la vôtre est connue par toute la terre. Vous souhaiterai-je la muse et les chants? Les vôtres sont célèbres chez nous. Souvent, dans mes sécheresses, je me suis moi-même abreuvé aux sources de la Servie.
Je vous souhaite, amis, davantage. Aux glorieux commencements de votre fortune nouvelle, j’ajoute un vœu, un don, une bénédiction. Je vous doue au berceau, autant qu’il est en moi, y mettant une chose sainte qui sortit du cœur de Dieu même:
L’héroïque bonté de la Pologne antique.
II
ON NE TUE PAS UNE NATION
Nous l’avons dit ailleurs. L’Europe n’est point un assemblage fortuit, une simple juxtaposition de peuples, c’est un grand instrument harmonique, une lyre, dont chaque nationalité est une corde et représente un ton. Il n’y a rien là d’arbitraire; chacune est nécessaire en elle-même, nécessaire par rapport aux autres. En ôter une seule, c’est altérer tout l’ensemble, rendre impossible, dissonante ou muette, cette gamme des nations.
Il n’y a que des fous furieux, des enfants destructeurs, qui puissent oser mettre la main sur l’instrument sacré, œuvre du temps, de Dieu, de la nécessité des choses, attenter à ces cordes vives, concevoir la pensée impie d’en détruire une, de briser à jamais la sublime harmonie calculée par la Providence.
Ces tentatives abominables furent toujours impuissantes. Les nations dont on croyait supprimer l’existence, ont refleuri, toujours vivantes, indestructibles. Un despote a pu dire, dans un accès de colère puérile: «Je supprime la Suisse.» M. Pitt a dit de la France: «Elle sera un blanc sur la carte.» L’Europe entière, les rois avec les papes, profitant du mortel sommeil où semblait plongée l’Italie, ont cru la démembrer, la couper en morceaux; chacun mordit sa part; ils dirent: «Elle a péri.» Non, barbares, elle ressuscite; elle sort vivante, entière, de vos morsures. Elle sort rajeunie du chaudron de Médée; elle n’y a laissé que sa vieillesse: la voici jeune, forte, armée, héroïque et terrible. La reconnaissez-vous?
Savez-vous bien, meurtriers imbéciles, pourquoi nulle de ces grandes nations ne peut périr, pourquoi elles sont indestructibles, sinon invulnérables?
Ce n’est pas seulement parce que chacune d’elles, dans son glorieux passé, dans les services immenses rendus au genre humain, a sa raison morale d’exister, sa légitimité et son droit devant Dieu; mais c’est aussi, c’est surtout parce que l’Europe entière n’étant qu’une personne, chacune de ces nations est une faculté, une puissance, une activité de cette personne; en sorte que, s’il était possible de supposer un moment qu’on tue une nation, il arriverait à l’Europe, comme à l’être vivant dont on détruit un poumon, dont on retranche un côté du cerveau: il vit encore cet être, mais d’une manière souffrante et tout étrange qui accuse sa mutilation. Il ne respire qu’à peine, devient paralytique ou fou; ou bien encore, ce qu’on peut observer, son équilibre étant rompu, il agit comme un automate, non comme une personne; toute son action se fait d’un seul côté, aveugle, ridicule et bizarre.
Supposez