La Bête humaine. Emile Zola

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Название La Bête humaine
Автор произведения Emile Zola
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066078584



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dont elle n'aurait pu dire la cause.

      —Non, non, je ne veux pas.

      Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales. Il tremblait, il l'aurait brisée.

      —Bête, est-ce qu'on saura? Nous retaperons le lit.

      D'habitude, elle s'abandonnait avec une docilité complaisante, chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu'il était de service de nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir à lui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c'était de la sentir comme jamais il ne l'avait eue, ardente, frémissante de passion sensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale de son visage. Il y avait là une femme qu'il ne connaissait point. Pourquoi se refusait-elle?

      —Dis, pourquoi? Nous avons le temps.

      Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle ne paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fût ignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit se tenir tranquille.

      —Non, non, je t'en supplie, laisse-moi!… Je ne sais pas, ça m'étrangle, rien que l'idée, en ce moment… ça ne serait pas bien.

      Tous deux étaient tombés assis au bord du lit. Il se passa la main sur la face, comme pour s'en ôter la cuisson qui le brûlait. En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa un gros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu'elle l'aimait bien tout de même. Un instant, ils restèrent de la sorte, sans parler, à se remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec une vieille bague d'or, un serpent d'or à petite tête de rubis, qu'elle portait au même doigt que son alliance. Toujours il la lui avait connue là.

      —Mon petit serpent, dit Séverine d'une voix involontaire de rêve, croyant qu'il regardait la bague et éprouvant l'impérieux besoin de parler. C'est à la Croix-de-Maufras, qu'il m'en a fait cadeau, pour mes seize ans.

      Roubaud leva la tête, surpris.

      —Qui donc? le président?

      Lorsque les yeux de son mari s'étaient posés sur les siens, elle avait eu une brusque secousse de réveil. Elle sentit un petit froid glacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien, étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.

      —Mais, continua-t-il, tu m'as toujours dit que c'était ta mère qui te l'avait laissée, cette bague.

      Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchée dans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouer l'étourdie. Mais elle s'entêta, ne se possédant plus, inconsciente.

      —Jamais, mon chéri, je ne t'ai dit que ma mère m'avait laissé cette bague.

      Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

      —Comment? tu ne m'as jamais dit ça? Tu me l'as dit vingt fois!… Il n'y a pas de mal à ce que le président t'ait donné une bague. Il t'a donné bien autre chose… Mais pourquoi me l'avoir caché? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère?

      —Je n'ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.

      C'était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu'elle se perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles; mais il n'était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l'aveu sortir malgré elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout près, afin de mieux suivre, dans l'effarement épouvanté de ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut.

      —Nom de Dieu! bégaya-t-il, nom de Dieu!

      Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras, devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant, l'oubli d'un mensonge à propos de cette bague, venait d'amener l'évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d'une minute. Il la jeta d'une secousse en travers du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des wagons.

      —Nom de Dieu de garce! tu as couché avec!… couché avec!… couché avec!

      Il s'enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings, chaque fois qu'il les prononçait, comme pour les lui faire entrer dans la chair.

      —Le reste d'un vieux, nom de Dieu de garce!… couché avec!… couché avec!

      Sa voix s'étranglait d'une telle colère, qu'elle sifflait et ne sortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sous les coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d'autre défense, elle niait pour qu'il ne la tuât pas. Et ce cri, cet entêtement dans le mensonge, acheva de le rendre fou.

      —Avoue que tu as couché avec.

      —Non! non!

      Il l'avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l'empêchant de retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui se cache. Il la forçait à le regarder.

      —Avoue que tu as couché avec.

      Mais, se laissant glisser, elle s'échappa, elle voulut courir vers la porte. D'un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing en l'air; et, furieusement, d'un seul coup, près de la table, il l'abattit. Il s'était jeté à son côté, il l'avait empoignée par les cheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi par terre, face à face, sans bouger. Et, dans l'effrayant silence, on entendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant les bruits de lutte. C'était Claire qui chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie l'accompagnait à tour de bras.

      —Avoue que tu as couché avec.

      Elle n'osa plus dire non, elle ne répondit point.

      —Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu! ou je t'éventre!

      Il l'aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard. En tombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table; et elle revoyait l'éclair de la lame, elle crut qu'il allongeait le bras. Une lâcheté l'envahit, un abandon d'elle-même et de tout, un besoin d'en finir.

      —Eh bien! oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller.

      Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu'il exigeait si violemment, venait de l'atteindre en pleine figure, comme une chose impossible, monstrueuse. Il semblait que jamais il n'aurait supposé une infamie pareille. Il lui empoigna la tête, il la cogna contre un pied de la table. Elle se débattait, et il la tira par les cheveux, au travers de la pièce, bousculant les chaises. Chaque fois qu'elle faisait un effort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d'un coup de poing. Et cela haletant, les dents serrées, un acharnement sauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser le poêle. Des cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet. Quand ils reprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las de frapper et d'être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle toujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore aux épaules. Et ils soufflèrent. En bas, la musique continuait, les rires s'envolaient, très sonores et très jeunes.

      D'une secousse, Roubaud remonta Séverine, l'adossa contre le bois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions, du besoin inextinguible qu'il avait de savoir.

      —Ainsi, tu as couché avec, garce!… Répète, répète que tu as couché avec ce vieux… Et à quel âge, hein? toute petite, toute petite, n'est-ce pas?

      Brusquement, elle venait d'éclater en larmes, ses sanglots l'empêchaient de répondre.

      —Nom de Dieu! veux-tu me dire!… Hein? tu n'avais pas dix ans, que tu l'amusais, ce