Название | Madeleine, jeune femme |
---|---|
Автор произведения | Boylesve René |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066078720 |
Je ne disais rien; je me tenais très bien; je sentais malgré moi les coins de ma bouche descendre, mais personne ne s'apercevait de cela; mon mari était derrière moi; Henriette, Gustave et M. Chauffin n'étaient là que pour s'imprégner des gestes, du ton, de l'attitude, enfin de toutes les finesses de leurs modèles, car si madame Voulasne devait chanter comme la grosse Dédé, Voulasne qui affectionnait décidément les travestissements, devait paraître non seulement en kanguroo, mais en femme, et sous les apparences d'une grande bringue véritablement endiablée, alors en vogue et dont le nom est à présent perdu. M. Chauffin ne trouvait pas ici son type, lui, et l'on nous promettait une autre soirée destinée à l'étudier dans un établissement de Montmartre. M. Chauffin traitait de l'art de ces infortunés diseurs d'ordures avec un sérieux doctoral. Je n'ai, depuis cette soirée, entendu personne, chez les Voulasne, prendre une question à cœur comme le faisait M. Chauffin pour les couplets de music-hall. Et les Voulasne, l'un comme l'autre, buvaient ses paroles; et mon mari ne sourcillait pas. Enfin il n'y avait pas jusqu'à cette atmosphère luxueuse des fauteuils et des loges, jusqu'à certaines chansons à allure justicière ou vengeresse, et jusqu'à des sortes d'hymnes patriotiques vociférés sur un mode auguste, singeant la cantate officielle et touchant les plus hauts gradins des sentiments sacrés, qui ne contribuassent à donner une apparence de cérémonial à tout ce qui s'accomplissait dans cette réunion, qui ne confirmât l'attitude de M. Chauffin, la foi des deux Voulasne, et qui ne signalât à mes yeux naïfs le caractère de divertissement national qu'accordait tout ce monde-là aux moindres pitreries exécutées dans un cadre à la mode.
C'était peut-être très bien, ce qu'on nous donnait à ce concert! C'était très probablement dit et chanté par des artistes excellents et dont le mérite n'échappait qu'à moi, nouvelle venue, imbue de préjugés; je ne voudrais pas insinuer le contraire; mais je déclare ce qui m'a frappée, moi qui tombais de la lune, et ce dont je ne pouvais absolument pas m'empêcher d'être incommodée, ou tout au moins étrangement stupéfaite, à savoir l'état d'esprit où devaient s'enliser tant de gens et de si divers, pour prendre plaisir à mêler, fût-ce avec tout l'art possible, quelques-uns des sentiments les plus élevés à une sélection de motifs pris exclusivement parmi ceux qui nous ravalent au plus bas degré de l'échelle des êtres. Tant pis si j'emploie de grands mots! mais vingt ans après cette singulière expérience, je me soulage de mon dégoût inexprimé sur l'heure.
Dans la bousculade de la sortie, j'entendis qu'Henriette disait à mon mari:
—Mes compliments! elle n'a pas bronché.
Et, en effet, je ne bronchai jamais. Et l'on me tint pour quelqu'un le jour où j'eus accompli, sans broncher, la «tournée» des cafés-concerts, cabarets, tavernes et «bouis-bouis», etc., dont la connaissance me mettait en état, selon l'expression de ma cousine Voulasne, «de pouvoir causer avec n'importe qui». J'acceptai cette épreuve un peu comme une brimade, mais autour de moi on la traitait comme une initiation, faute de quoi il semblait que je n'eusse pas été tout à fait femme.
IV
J'appris ainsi à connaître le milieu ou j'étais appelée à vivre, et à ne pas trouver trop mauvais que mon mari boxât sur la petite scène des Voulasne avec un kanguroo. Comparée à ce que j'avais vu durant six semaines, cette séance chez les Voulasne me parut innocente. Ma cousine Henriette s'y montra bien en élève docile et béatement admirative de la grosse Dédé; mon cousin Gustave et M. Chauffin y incarnèrent bien les types de quelques-uns des plus «pâles voyous» que nous eussions applaudis dans les «boîtes» les plus hardies de la Butte; mais M. Chauffin avait rimé des couplets totalement dépouillés de ce qui faisait ailleurs leur piquant, et édulcorés au goût d'un salon où il se trouvait des jeunes filles. C'était la transcription de l'ineptie énorme et de la révoltante trivialité en petits bouts-rimés inoffensifs et de bon ton: sinistre farce dont il fallait être, comme moi, une étrangère encore, pour saisir le burlesque et la misère, car, à mon tour, je ne vis personne «broncher».
On surélevait, en ces occasions, chez les Voulasne, le sol du petit salon qui formait ainsi la scène. C'était une scène minuscule et d'accès peu commode, mais qui rappelait d'autant mieux la plupart des théâtres à côté qu'il s'agissait précisément de singer. On se pressait, se tassait dans le salon, dans la salle à manger, et jusque dans la salle de billard, d'où l'on ne voyait rien.
Je me trouvai assise à côté d'un monsieur d'un certain âge, fort distingué, à qui un voisin d'arrière souffla mon nom; le monsieur se présenta alors à moi, puis me présenta sa famille groupée devant nous. C'étaient tous les Du Toit. Trois visages se retournèrent en même temps, celui de madame Du Toit, celui de son fils, Albéric, récemment inscrit au barreau, aimé d'Isabelle, et celui d'un autre jeune homme, nommé M. Juillet, un neveu. Ces deux jeunes gens se levèrent, comme mus par un ressort, et me firent un salut, en laissant tomber leur tête en avant, avec un parfait ensemble. Madame Du Toit fut d'une amabilité très marquée. C'était une femme de cinquante-cinq ans environ, à cheveux blancs. Je fus charmée de voir une femme à cheveux blancs: ne m'étais-je pas figuré qu'à Paris toutes les vieilles dames avaient, comme ma belle-mère, la prétention d'être éternellement jeunes! A ses façons, à ses paroles, à son empressement, je devinai que ce qu'on appelait «ma réputation» lui était connu et que son intime vœu eût été de voir son fils épouser quelqu'une de mes pareilles. Ses aménités ne laissaient pas d'être même un peu gênantes pour moi, car en faisant allusion à différents épisodes de ma biographie qu'elle connaissait par cœur, n'avait-elle pas l'air de reprocher au jeune Albéric de n'avoir pas su s'éprendre d'une jeune fille née dans le Jardin de la France, à Chinon, exactement, élevée au Sacré-Cœur de Marmoutier, nulle part ailleurs? Je pensais que ce garçon qui aimait Isabelle Voulasne, allait devenir pour moi un mortel ennemi. Mais non! Albéric était bien élevé lui aussi, il semblait acquiescer en tous points aux idées de sa maman; il me regardait, de confiance, avec une considération excessive.
Isabelle distribuait des programmes; et, chaque fois qu'elle passait devant notre rangée de chaises, ses beaux yeux ennuyés rencontraient ceux d'Albéric. Il était clair qu'elle s'acquittait de son rôle avec une nonchalance calculée, et que si tant de fois on lui signalait des personnes oubliées par elle, elle les avait oubliées pour se ménager l'occasion de repasser près d'Albéric. Il était non moins évident que, ni d'une part ni de l'autre, les parents n'étaient favorables au mariage des deux amoureux. Moi, qui me souvenais d'amours contrariées, je suivais avec sympathie le manège compliqué, dissimulé, passionné des tendres regards, et je ne pouvais m'empêcher de faire des vœux pour que ce mariage se conclût en dépit des obstacles.
Isabelle avait obtenu que sa sœur ne s'exhibât pas, ce soir, sur le tréteau de music-hall, en travesti. Pipette ne cachait ni son dépit, ni sa fureur au jeune avocat et à sa famille, le zèle austère de son aînée n'étant pour tous qu'un hommage aux mœurs «antiques», disait-on, des Du Toit. Antiques ou non, ma conviction était que les mœurs des Du Toit épargnaient, cette fois du moins, à la jeune Voulasne un divertissement