Название | Madeleine, jeune femme |
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Автор произведения | Boylesve René |
Жанр | Языкознание |
Серия | |
Издательство | Языкознание |
Год выпуска | 0 |
isbn | 4064066078720 |
Je n'avais pas pour lui de répugnance; il était grand, bien bâti, vigoureux; il portait les cheveux plats très bruns et une moustache rejoignant des favoris taillés court; à Chinon, on le trouvait bel homme. Mais le timbre de sa voix, pour moi du moins, ne chantait pas; mais ses yeux, intelligents pourtant, étaient secs; mais il n'avait pas, je le sentais bien, ce fond d'éducation affinée qui avait fait le charme de mon père et que je discernais chez mon grand-père Coëffeteau; mais, quoiqu'il sût beaucoup de choses, son esprit sérieux n'avait pas une de ces libertés ou de ces fantaisies qu'ont souvent des esprits plus sérieux encore, plus cultivés surtout, et sans lesquelles un homme nous semble ennuyeux...
Dans notre compartiment de première classe,—jamais ni moi, ni aucune personne de ma famille, je crois bien, n'étions montés dans un compartiment de première classe,—toute l'histoire de la longue préparation aux fiançailles, puis celle des fiançailles, démesurément allongées, se déroulaient avec la rapidité du cauchemar, et leurs images dansantes se mêlaient aux grains de poussière tumultueux d'un grand bâton de lumière qui tâtait en face de moi la banquette capitonnée, comme pour trouver le bon endroit où enfin mettre le feu. Et l'épisode le plus dur était encore le dernier, celui que j'avais eu à peine le temps de percevoir: dix minutes avant que nous ne quittions la maison, tandis que ma pauvre maman, émue à trembler, s'apprêtait à me donner ce qu'on nomme «les conseils d'usage,» des mots, d'une crudité à laquelle il ne nous avait point accoutumés, furent prononcés par mon mari, dans la pièce voisine, adressés à deux de ses amis de Paris, ses témoins,—desquels était l'illustre Grajat,—et entendus par ma grand'mère aussi bien que par maman et par moi; et le sens de ces mots, car je ne rapporte pas les termes, était que ce qui l'avait décidé, lui, tout vieux Parisien qu'il fût, à venir épouser en province une jeune fille de ma sorte, c'était la garantie d'être abrité de l'ordinaire infortune conjugale.
Mon Dieu! à la bien prendre, l'idée était plutôt pour moi flatteuse. Ma famille ne s'était pas exténuée à faire de moi une jeune fille bien élevée, dans un dessein autre que celui de faire de moi un jour une honnête femme. Mais l'expression dont usa mon mari, outre qu'elle froissait nos oreilles, donnait à l'union bénie le matin même un sens utilitaire qui nous bouleversa.
Une particularité du caractère de mes parents était leur croyance un peu débonnaire aux actes désintéressés. J'ai été imprégnée de cette croyance très noble, et d'ailleurs très efficace à produire des actes désintéressés, la seule, peut-être, qui soit capable d'en produire; mais cette croyance était chez eux si fondamentale qu'elle les aveuglait souvent sur la qualité de certains faits accomplis tant par d'autres que par eux-mêmes, et qui n'avaient pas ce beau caractère. De sorte que la découverte de la moindre intrigue les scandalisait, et l'expression qui confessait sans vergogne un tel calcul leur paraissait pire que le calcul.
Il n'était pas vilain à un architecte de Paris, de venir épouser sans dot une jeune fille de Chinon, élevée selon les principes rigoureux des vieilles méthodes d'éducation, parce qu'il tenait avant toute chose à avoir un ménage non troublé! Quelques instants avant que ne fut prononcée la phrase malencontreuse, ma grand'mère elle-même ne me recommandait-elle pas: «Mon enfant, n'oublie jamais que, si ton mari t'a choisie entre tant d'autres, c'est parce que tu es une jeune fille bien élevée»? En termes plus civils, est-ce que ce n'était pas l'idée même formulée par mon mari devant ses témoins? Oui; mais la phrase de ma grand'mère, destinée à me frapper de l'excellence de sa méthode d'éducation, afin que je la transmisse un jour moi-même à ma fille future, me laissait entendre que c'était ma bonne éducation qui avait inspiré à mon mari ses sentiments désintéressés à mon égard.
Les sentiments désintéressés de mon mari, c'était une convention acceptée, qui s'imposait, qu'on avait pour ainsi dire le droit d'exiger. Mais les sentiments en vertu desquels ma famille m'avait poussée et obligée à ce mariage, étaient-ils bien désintéressés?... Ah! si l'on eût soutenu à ma pauvre grand'mère qu'ils ne l'étaient pas tout à fait!... Elle croyait qu'ils l'étaient, tant le principe était bien établi qu'ils devaient l'être.
Je discerne tout ceci aujourd'hui, mais, dans mon compartiment de première classe, surchauffé, durant ce trajet de Chinon à Tours, tant de fois parcouru, si plein pour moi de souvenirs, et en face de l'homme un peu gêné, silencieux, qui m'emportait à l'inconnu, je ne me faisais point de raisonnements rassurants. Si j'eusse été accoutumée, comme beaucoup de jeunes filles que j'ai vues depuis, à penser sans cesse à mon plaisir, je crois que c'est à ce moment-là, sur cette banquette de drap gris capitonné, que j'eusse perdu connaissance et me fusse affaissée de désolation. Mais je savais refouler mes sentiments les plus vifs, et, au moment où l'on croit qu'ils vont éclater, détourner ma pensée de moi-même, la fixer sur quelque chose de très grand ou d'infime, songer, comme on nous l'enseignait au couvent, aux souffrances de Notre-Seigneur, près desquelles les nôtres ne sont jamais rien, ou m'astreindre à revoir mentalement, et un à un, à leur place respective, les objets empilés dans mes malles. Je ne me rappelle plus comment je me tirai de ce mauvais pas; je crois avoir parlé tout à coup à mon mari du petit chien en écheveaux de soie pelure d'oignon que sa mère avait amené avec elle à Chinon... Et je me disais: «Est-ce bête, de parler de cela pendant la première heure du voyage de noces!» Mais cela m'empêcha de pleurer. Mon mari fut très complaisant pour moi. Après Tours, où nous dûmes changer notre train pour un autre où il y avait beaucoup de monde, il consentit à se lever, à se donner du mal pour apercevoir au loin les bâtiments de Marmoutier, mon cher couvent, où j'avais passé dix années, et il écouta tout ce que je voulus lui en dire! Dix ans de notre vie, sur vingt, c'est un compte, et c'est la période ineffaçable. Ce ne devait pas être très amusant pour lui de m'entendre lui raconter mes histoires, et d'autant moins qu'il avait l'air, pour les voyageurs qui nous écoutaient, d'enlever une jeune pensionnaire. Que je devais donc paraître sotte! Eh bien, il ne manifesta pas d'un signe qu'il pouvait avoir à s'en plaindre. Il était condescendant et sérieux, comme toujours, mais sans nul air chagrin. Ce ne doit pas être drôle non plus, je m'en rends compte à présent, d'épouser une jeune fille aussi innocente que je l'étais et qui ne vous a point caché qu'elle n'a aucun amour pour vous! Il voyait en moi une femme serviable à son foyer, à sa maison, à son avenir surtout; mais je crois qu'il n'espérait pas tirer de moi d'autre avantage. Et les débuts d'un tel mariage ne sont pas tout agrément pour un homme... Cependant j'avoue, à ma honte, que je n'ai pas pensé qu'il pût, lui, n'être pas complètement à la fête, tant nous sommes convaincues, jeunes filles, que c'est nous seules les victimes.
Je parlais, je pérorais avec une prolixité de pie borgne, d'abord parce que j'avais conscience que la parole seule me réconfortait, que me taire c'était m'affaler comme une loque, ensuite parce que ma cervelle en branle ne pouvait plus admettre de relais. Jamais je n'avais parlé ainsi; j'éprouvais cette illusion d'être très intelligente et très docte, que donne parfois la fièvre; avec une pédanterie de lendemain d'examen, j'exposais les méthodes de mon éducation: celle de la maison, celle du couvent; je les examinais du haut d'un détachement souverain, puis j'en faisais la critique sur un ton dont le seul souvenir me fait hausser aujourd'hui les épaules.
Je vois encore la figure ahurie d'une malheureuse dame de compagnie au service de quelque vieille comtesse somnolente, et à qui mes paroles parvenaient par bribes, plus ridicules encore, je suppose, par le défaut de lien entre les unes et les autres. Elle semblait surtout avoir peur que la «comtesse» s'indignât, et elle protégeait le sommeil et la sérénité de la vénérable douairière comme une maman couvre à sa fille le bruit des discours incongrus. Comment avais-je l'audace, moi si réservée, si timide, d'oser choquer quelqu'un?
En tout cas, j'esquissais à mon mari un lugubre tableau de notre condition, à nous, jeunes filles; je lui révélais que je n'avais jamais eu de feu dans ma chambre depuis l'époque de ma rougeole, à neuf ans! que l'hiver, nous ne nous lavions qu'à l'eau glacée, que nos mains rougissaient,