L'Écuyère. Paul Bourget

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Название L'Écuyère
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066081218



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de quoi manger... Donne ton porte-monnaie et tes bijoux, ça, par exemple...» Et il arrachait, du poignet d'Hilda, un petit bracelet à gourmette où se trouvait une montre. «Ça encore.» Et il déchira le haut du corsage, pour agripper une broche en rubis et en roses, qui représentait un fer à cheval traversé d'un fouet... « Au porte-monnaie, maintenant!... Il me faut le porte-monnaie... On ne se promène pas sur des bêtes pareilles sans avoir la poche bien garnie... Allons, le porte-monnaie. Le pognon, la gosse, ou je te zigouille... Je ne suis f... pas trop méchant. Tu le vois bien. C'aurait été fait tout de suite, si j'avais voulu... Ouste, crache au bassin, la Jacqueline... Le porte-monnaie, et je te laisse...»

      Il avait desserré un peu ses doigts. Il jugeait sans doute, que la jeune fille, affolée et se voyant une chance assurée de sauver sa vie, accepterait cette espèce de marché. Les repris de justice qui battent l'estrade autour de Paris connaissent leur code pénal comme de vieux magistrats. C'est leur matière exploitable, si l'on peut dire. Ils savent où risquent de les conduire un guet-apens et un assassinat. Ils savent aussi qu'un vol accompli dans de certaines conditions n'est pas vraiment recherché. Les victimes mêmes de ces vols n'apportent pas un grand zèle à leur poursuite. La somme est minime. Les bijoux ne sont pas très précieux. On dépose une plainte, un peu pour la forme. Les indices sont vagues. Aucun ne met la police sur une trace nette, et le tour est joué. Il arrive encore—c'était, sans doute, le cas—que le malfaiteur est un ancien ouvrier. Le chômage, l'ivrognerie, les mauvaises fréquentations l'ont perdu. Le premier meurtre à commettre lui représente, quand même, un étage descendu dans sa propre conscience, et il recule. Quel que fût le motif, l'homme, évidemment, hésitait à tuer. Mais, s'il escomptait la panique dont il croyait la jeune Anglaise saisie, il devait constater vite qu'il se trompait. Elle eut à peine le cou un peu plus libre, qu'elle ramassa son énergie dans un effort suprême. Elle lança de tous ses poumons des cris désespérés, en même temps que de ses poings fermés, elle frappait le misérable à la face avec une telle vigueur, que le sang jaillit.

      Pendant l'éclair d'une seconde, la douleur et la surprise firent lâcher prise à l'homme. Hilda le saisit à son tour et, d'une secousse violente, elle le fit rouler et roula avec lui jusque dans les jambes du cheval, qui, parfaitement indifférent au danger de sa maîtresse, continuait à déchirer, de sa dent gourmande, les vertes et tendres aiguilles du sapin auquel il était attaché. C'est cette inconscience absolue de ces animaux, jointe à leur folle émotivité, qui leur fait donner, par les Grecs modernes, le nom trop justifié d'Alogos, le Sans-Raison. En se jetant ainsi et jetant son agresseur entre les sabots de la bête, Hilda courait le risque, elle s'en rendait bien compte, de recevoir un coup de pied qui pouvait l'assommer net ou lui briser un membre. Mais, avec la rapidité foudroyante de conception que donne le mortel danger, quand on n'y perd pas son sang-froid, elle avait calculé que l'effarement de l'animal et ses sauts déconcerteraient un instant le bandit. L'une minute gagnée, ce pouvait être le salut. Le Rhin, en effet, épouvanté par ce groupe qui se débattait sous lui, bondit à droite, puis à gauche, mais sans toucher ni à l'un ni à l'autre des deux lutteurs, et il s'écarta de deux mètres. Les appels désespérés de Hilda continuaient, l'homme ne pouvant plus la prendre à la gorge. Elle avait saisi, de sa main droite, le poignet du bras qui tenait le couteau et elle continuait à frapper, de son autre poing, le visage hideux du voleur, qui, maintenant, ne pensait plus qu'à l'assassiner. Il ne s'était, certes, pas attendu à rencontrer, dans cette promeneuse isolée, une robustesse d'athlète... Leurs souffles se mêlaient: l'haleine avinée du bandit et l'haleine pure de la jeune fille. Cependant, les forces de celle-ci allaient faiblissant... Ses cris se faisaient moins perçants. Les poumons lui manquaient... Encore quelques secondes, et le bras du meurtrier serait dégagé et le coup de couteau donné, quand l'éclat d'une voix répondant de loin, puis de plus près, à son appel, permit à la pauvre enfant une dernière crispation héroïque de ses muscles épuisés. Le chemineau entendit cette voix, lui aussi. Il retourna la tête et, prenant Hilda par l'épaule, il lui battit la tête contre le sol à l'étourdir, et il s'élança pour échapper, du moins, avant l'arrivée de ce secours inattendu... Il n'en eut pas le temps. Un jeune homme apparaissait dans l'allée, au galop d'un cheval qu'il ne prit même pas le loisir d'arrêter... Déjà, il avait sauté à terre; il avait couru droit sur le malandrin, qui, marchant sur lui, le couteau haut, lui criait:

      —«Qu'on me laisse passer, l'amateur... Ça coupe, ça...»

      —«Et ça?...», répondit le jeune homme. «Ça coupe aussi, canaille.» Et, de sa cravache, il avait cinglé le visage du misérable, qui poussa un rugissement de douleur.

      —«Ah! la crapule!» hurla-t-il, «mais je t'aurai, toi. Je t'aurai...» Et il porta à l'inconnu un coup furieux avec son arme, que celui-ci esquiva en se jetant de côté, et parant un nouveau coup d'un revers de main, il saisit la lame. Le sang jaillit de ses doigts; mais il tenait le couteau que le brigand abandonna pour s'enfuir, à toutes jambes, à travers le taillis... Le jeune homme fit mine de se précipiter derrière lui. Puis il regarda du côté de la jeune fille. Il vit qu'elle ne bougeait pas. Il hésita un moment encore, et, haussant les épaules, comme si la chasse à l'assassin désarmé n'en valait pas la peine, il revint à la victime de cette infâme agression, afin de lui porter secours. Hilda était étendue sur le sol piétiné et foulé par la lutte de tout à l'heure. La réaction nerveuse de cette rapide et terrible aventure l'immobilisait. Haletante, les yeux grands ouverts, son frêle visage comme décomposé, avec ses traits délicats qui exprimaient une émotion si profonde, c'était une vision de grâce et de souffrance à ne jamais l'oublier. Son col, que le ruffian avait déchiré pour en arracher la petite broché, laissait voir, sur la peau blanche et blonde, les meurtrissures rouges laissées par les doigts brutaux, et la naissance de sa gorge virginale. Une des manchettes avait été mise en loques par le geste rapace qui avait dérobé le bracelet. Dans son costume d'amazone, qui dessinait la ligne svelte et fine de son corps si jeune, elle inspirait plus de pitié encore, tant on la devinait enfant et toute fragile. Le cordonnet de soie élastique qui assurait son chapeau avait été brisé dans cette effroyable scène de pugilat, et, toute décoiffée, la tresse d'or de ses cheveux, échappée des épingles, roulait sur son épaule. L'Alogos, lui, continuait son métier de sans-raison, aiguisant, maintenant, ses dents sur l'écorce d'un petit arbuste voisin de son sapin. Il était arrivé à l'atteindre en allant jusqu'à l'extrémité de sa bride.

      —«Etes-vous blessée, madame?», demanda le sauveur en se penchant vers la délivrée. Et il essayait de lui prendre les mains pour l'aider à se relever.

      —«Non,» fit Hilda en remuant la tête. Il entendit à peine cette syllabe, plutôt soupirée qu'articulée, d'une voix éteinte. Puis, dégageant ses doigts par une pudeur instinctive, elle se redressa à demi, toute seule, et, les couleurs lui revenant avec un peu de force, elle continua, d'un accent plus perceptible: «Je n'ai rien, que le saisissement... Cela va me passer... Mais c'est vous, monsieur, qui êtes blessé...»

      —« Moi?...», dit le jeune homme en ouvrant sa main. Il faisait jouer ses doigts. «Je me suis coupé à la lame du couteau de cet apache, mais pas gravement. Ce ne sera rien... Les plaies ont saigné beaucoup. C'est mieux ainsi...» Il avait, en parlant, tiré son mouchoir de sa poche. Il commença à l'enrouler sur sa main malade. En quelques secondes, le linge fut rouge de sang. Tandis qu'il exécutait ce petit pansement, avec une mâle insouciance qui s'accordait bien à sa bravoure de tout à l'heure, la jeune Anglaise, revenue entièrement à elle, le regardait avec des yeux où la reconnaissance se mêlait déjà à une admiration. Il venait de lui sauver la vie, dans une rencontre presque fantastique, en l'an de grâce 1902, aux portes de Paris,—que dis-je? dans Paris même!—C'était bien de quoi éprouver, devant lui, ce petit sentiment d'enthousiasme, si naturel à une enfant de son âge! Mais elle l'eût rencontré, ce personnage, dans n'importe quelle circonstance, qu'elle l'eût, certes, remarqué, quitte à esquisser, comme si souvent, un hochement de tête et à se répéter un des propos familiers de sa mère:

      —«On ne doit pas aimer son mari avec ses yeux, mais avec son cœur...»

      Le sauveur d'Hilda était un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, très bien pris dans sa moyenne taille, et dont la sveltesse vigoureuse révélait