La Débâcle. Emile Zola

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Название La Débâcle
Автор произведения Emile Zola
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066086398



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la rivière et par laquelle on attendait l'ennemi.

      Et ce fut, pour Maurice, une véritable stupéfaction, lorsqu'il vit arriver, par cette route de Monthois, la division Margueritte, toute cette cavalerie de réserve, chargée de soutenir le 7e corps et d'éclairer le flanc gauche de l'armée. Le bruit courut qu'elle remontait vers le Chesne-Populeux. Pourquoi dégarnissait-on ainsi l'aile qui seule était menacée? Pourquoi faisait-on passer au centre, où ils devaient être d'une inutilité absolue, ces deux mille cavaliers, qu'on aurait dû lancer en éclaireurs, à des lieues de distance? Le pis était que, tombant au milieu des mouvements du 7e corps, ils avaient failli en couper les colonnes, dans un inextricable embarras d'hommes, de canons et de chevaux. Des chasseurs d'Afrique durent attendre pendant près de deux heures, à la porte de Vouziers.

      Un hasard fit alors que Maurice reconnut Prosper, qui avait poussé son cheval au bord d'une mare; et ils purent causer un instant. Le chasseur paraissait étourdi, hébété, ne sachant rien, n'ayant rien vu depuis Reims: si pourtant, il avait vu deux uhlans encore, des bougres qui apparaissaient, qui disparaissaient, sans qu'on sût d'où ils sortaient ni où ils rentraient. Déjà, on contait des histoires, quatre uhlans entrant au galop dans une ville, le revolver au poing, la traversant, la conquérant, à vingt kilomètres de leur corps d'armée. Ils étaient partout, ils précédaient les colonnes d'un bourdonnement d'abeilles, mouvant rideau derrière lequel l'infanterie dissimulait ses mouvements, marchait en toute sécurité, comme en temps de paix. Et Maurice eut un grand serrement au coeur, en regardant la route encombrée de chasseurs et de hussards, qu'on utilisait si mal.

      — Allons, au revoir, dit-il en serrant la main de Prosper. Peut- être tout de même qu'on a besoin de vous, là-haut.

      Mais le chasseur paraissait exaspéré du métier qu'on lui faisait faire. Il caressait Zéphir d'une main désolée, et il répondit:

      — Ah! ouiche! on tue les bêtes, on ne fait rien des hommes…

       C'est dégoûtant!

      Le soir, quand Maurice voulut enlever son soulier pour voir son talon qui battait d'une grosse fièvre, il arracha la peau. Le sang jaillit, il eut un cri de douleur. Et, comme Jean se trouvait là, il parut pris d'une grande pitié inquiète.

      — Dites donc, ça devient grave, vous allez rester sur le flanc…

       Faut soigner ça. Laissez-moi faire.

      Agenouillé, il lava lui-même la plaie, la pansa avec du linge propre qu'il prit dans son sac. Et il avait des gestes maternels, toute une douceur d'homme expérimenté, dont les gros doigts savent être délicats à l'occasion.

      Un attendrissement invincible envahissait Maurice, ses yeux se troublaient, le tutoiement monta de son coeur à ses lèvres, dans un besoin immense d'affection, comme s'il retrouvait son frère chez ce paysan exécré autrefois, dédaigné encore la veille.

      — Tu es un brave homme, toi… Merci, mon vieux.

      Et Jean, l'air très heureux, le tutoya aussi, avec son tranquille sourire.

      — Maintenant, mon petit, j'ai encore du tabac, veux-tu une cigarette?

       Table des matières

      Le lendemain, le 26, Maurice se leva courbaturé, les épaules brisées, de sa nuit sous la tente. Il ne s'était pas habitué encore à la terre dure; et, comme, la veille, on avait défendu aux hommes d'ôter leurs souliers, et que les sergents étaient passés, tâtant dans l'ombre, s'assurant que tous étaient bien chaussés et guêtrés, son pied n'allait guère mieux, endolori, brûlant de fièvre; sans compter qu'il devait avoir pris un coup de froid aux jambes, ayant eu l'imprudence de les allonger hors des toiles, pour les détendre.

      Jean lui dit tout de suite:

      — Mon petit, si l'on doit marcher aujourd'hui, tu ferais bien de voir le major et de te faire coller dans une voiture.

      Mais on ne savait rien, les bruits les plus contraires circulaient. On crut un moment qu'on se remettait en route, le camp fut levé, tout le corps d'armée s'ébranla et traversa Vouziers, en ne laissant sur la rive gauche de l'Aisne qu'une brigade de la deuxième division, pour continuer à surveiller la route de Monthois. Puis, brusquement, de l'autre côté de la ville, sur la rive droite, on s'arrêta, les faisceaux furent formés dans les champs et dans les prairies qui s'étendent aux deux bords de la route de Grand-Pré. Et, à ce moment, le départ du 4e hussards, s'éloignant au grand trot par cette route, fit faire toutes sortes de conjectures.

      — Si l'on attend ici, je reste, déclara Maurice, à qui répugnait l'idée du major et de la voiture d'ambulance.

      Bientôt, en effet, on sut qu'on camperait là, jusqu'à ce que le général Douay se fût procuré des renseignements certains sur la marche de l'ennemi. Depuis la veille, depuis le moment où il avait vu la division Margueritte remonter vers le Chesne, il était dans une anxiété grandissante, sachant qu'il ne se trouvait plus couvert, que plus un homme ne gardait les défilés de l'Argonne, si bien qu'il pouvait être attaqué d'un instant à l'autre. Et il venait d'envoyer le 4e hussards en reconnaissance, jusqu'aux défilés de Grand-Pré et de la Croix-Aux-Bois, avec l'ordre de lui rapporter des nouvelles à tout prix.

      La veille, grâce à l'activité du maire de Vouziers, il y avait eu une distribution de pain, de viande et de fourrage; et, vers dix heures, ce matin-là, on venait d'autoriser les hommes à faire la soupe, dans la crainte qu'ils n'en eussent ensuite plus le temps, lorsqu'un second départ de troupes, le départ de la brigade Bordas, qui prenait le chemin suivi par les hussards, occupa de nouveau toutes les têtes. Quoi donc? est-ce qu'on partait? est-ce qu'on n'allait pas les laisser manger tranquilles, maintenant que la marmite était au feu? Mais les officiers expliquèrent que la brigade Bordas avait la mission d'occuper Buzancy, à quelques kilomètres de là. D'autres, à la vérité, disaient que les hussards s'étaient heurtés à un grand nombre d'escadrons ennemis, et qu'on envoyait la brigade afin de les dégager.

      Ce furent quelques heures délicieuses de repos pour Maurice. Il s'était allongé dans le champ à mi-côte, où bivouaquait le régiment; et, engourdi de fatigue, il regardait cette verte vallée de l'Aisne, ces prairies plantées de bouquets d'arbres, au milieu desquels la rivière coule, paresseuse. Devant lui, fermant la vallée, Vouziers se dressait en amphithéâtre, étageant ses toits, que dominait l'église avec sa flèche mince et sa tour coiffée d'un dôme. En bas, près du pont, les cheminées hautes des tanneries fumaient; tandis que, à l'autre bout, les bâtiments d'un grand moulin se montraient, enfarinés, parmi les verdures du bord de l'eau. Et cet horizon de petite ville, perdu dans les herbes, lui apparaissait plein d'un charme doux, comme s'il eût retrouvé ses yeux de sensitif et de rêveur. C'était sa jeunesse qui revenait, les voyages qu'il avait faits autrefois à Vouziers, quand il habitait le Chesne, son bourg natal. Pendant une heure, il oublia tout.

      Depuis longtemps, la soupe était mangée, l'attente continuait, lorsque, vers deux heures et demie, une sourde agitation, peu à peu croissante, gagna le camp entier. Des ordres coururent, on fit évacuer les prairies, toutes les troupes montèrent, se rangèrent sur les coteaux, entre deux villages, Chestres et Falaise, distants de quatre à cinq kilomètres. Déjà, le génie creusait des tranchées, établissait des épaulements; pendant que, sur la gauche, l'artillerie de réserve couronnait un mamelon. Et le bruit se répandit que le général Bordas venait d'envoyer une estafette pour dire qu'ayant rencontré à Grand-Pré des forces supérieures, il était forcé de se replier sur Buzancy, ce qui faisait craindre que sa ligne de retraite sur Vouziers ne fût bientôt coupée. Aussi, le commandant du 7e corps, croyant à une attaque immédiate, avait-il fait prendre à ses hommes des positions de combat, afin de soutenir le premier choc, en attendant que le reste de l'armée vînt le soutenir; et un de ses aides de camp était parti avec une lettre pour le maréchal, l'avertissant de la situation, demandant du secours. Enfin, comme il redoutait l'embarras de l'interminable convoi de vivres, qui avait rallié le corps pendant