Physiologie de l'amour moderne. Paul Bourget

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Название Physiologie de l'amour moderne
Автор произведения Paul Bourget
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066087364



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Table des matières

       Table des matières

      Je ne voudrais cependant pas ressembler au parasite prodigieux que nourrit si longtemps mon vieux camarade André Mareuil, et qui répondait au nom fatidique de M. Legrimaudet. Un jour qu'André, revenu de voyage, lui demandait:

      —«Hé bien! monsieur Legrimaudet, comment vous êtes-vous porté durant mon absence?»

      —«Mais, pas mal,» répondit l'autre; «sauf que j'ai eu une petite éruption, comme tout le monde.»

      Et nous apprîmes par le docteur Noirot, qui soignait le malheureux gratis, que cette petite éruption avait été, tout simplement,—la gale! Chaque fois que je rencontre, dans un article ou dans un livre, quelqu'une de ces généralisations auxquelles les écrivains actuels se complaisent si volontiers,—prenant leur petite lèpre sentimentale pour une grande maladie humaine, et leur expérience de boulevard ou de brasserie pour de la vivante et large observation,—je me souviens du «comme tout le monde» de feu Legrimaudet. Ne serait-ce pas le cas, encore à présent?

      Cet Amour cruel et si mêlé de haine que j'ai éprouvé, que j'éprouve; cette passion si voisine du meurtre dont la formule de Nysten détermine l'origine sauvage, ne serait-ce pas, même aujourd'hui, une maladie rare, ou bien, en racontant mon cœur, raconterai-je le cœur de beaucoup de mes frères? Ah! cette question, tout écrivain peut toujours se la poser, à la fin de chaque livre, et qui lui répondra? C'est le grand doute du métier, cela, et qui devrait à jamais nous démontrer la vanité de la gloire. Qu'un lecteur nous dise, devant une de nos pages: «Je n'ai jamais senti comme cela....» quelles raisons lui donner pour lui prouver qu'il est dans le faux de l'Ame humaine, et que nous sommes, nous, dans le vrai de cette même Ame? Le mieux est de rester simplement sincère et de nous attendre à déplaire à ceux qui ne sont pas de notre race. Je n'essaierai donc pas de savoir si, oui ou non, Nysten y a vu juste pour tous les hommes, ni même si, en croyant retrouver des émotions pareilles chez tant de mes contemporains, je suis la victime de ma jaunisse morale. Je ne discuterai pas un point de départ qui ne peut être légitime que pour mes collègues en sensibilité souffrante. Et pour ne pas manquer à la politesse que l'on doit au lecteur ami, je demanderai simplement à ce lecteur de ne pas aller plus avant dans ce livre, s'il n'admet pas comme vrai l'axiome suivant,—toutes excuses faites pour l'à-peu-près inévitable de la forme:

      AXIOME

      Il existe un certain état mental et physique durant lequel tout s'abolit en nous, dans notre pensée, dans notre cœur et dans nos sens: ambition, devoir, passé, avenir, habitudes, besoins,—à la seule idée d'un certain être, qui devient pour nous le bonheur. J'appelle cet état l'Amour.

      Et je prie ce même lecteur de considérer les trois propositions suivantes comme démontrées par leur énoncé même:

      I

      Tout amant qui cherche dans l'amour autre chose que l'amour, depuis l'intérêt jusqu'à l'estime, n'est pas un amant.

      II

      L'amour complet suppose la possession, comme le courage suppose le danger. Un amoureux est à un amant ce qu'est un soldat en temps de paix à un soldat qui fait la guerre. Il ne connaît pas son cœur.

      III

      On n'est l'amant d'une maîtresse que si elle vous aime ou vous a aimé.

      Ceci fait, nous nous trouverons à l'aise pour entrer aussitôt au plein de notre sujet en traitant le problème suivant, qui s'impose comme une conséquence immédiate de ces trois principes:

      PROBLÈME

      Tout homme peut-il être amant une fois dans sa vie?

      Si l'on raisonne à priori, et en s'appuyant sur cette idée que la femme est par excellence l'être absurde, illogique, impossible à diriger comme à prévoir, on doit répondre que oui. Et l'observateur superficiel de triompher. Il énumère les divers cas de bonne fortune survenus à des manchots, des bossus, des boiteux, des borgnes, des crétins—et des malpropres! Il y a des proverbes là-dessus: «On trouve toujours chaussure à son pied,» «Tant va la cruche à l'eau qu'enfin elle se case,» et des anecdotes: celle du Chinois échoué à l'hôtel des Grands-Hommes, place du Panthéon. Lorsqu'il lui prenait fantaisie d'une bonne fortune, ce subtil fils du ciel montait en omnibus. Il n'avait même pas besoin de demander une correspondance. Il n'est jamais arrivé au bout de la ligne sans avoir été cueilli par quelque curieuse. Mais, avec un peu de réflexion, il est trop facile de reconnaître que ces cas variés prouvent seulement cette vérité banale:

      IV

      Les hommes ne sont jamais bons juges des qualités par lesquelles un autre homme plaît ou déplaît aux femmes.

      Le succès du manchot, du bossu, du boiteux, du borgne, de l'imbécile, du malpropre et du Chinois démontre que ni la droiture de la taille, ni l'équilibre des bras, des jambes et des yeux, ni le brillant du jugement, ni l'habitude du tub quotidien, ni le blanc du visage, ne représentent cette qualité nécessaire qui fait la séduction,—qualité dont j'entendis un jour une vieille dame donner une formule simple, mais frappante. Nous nous trouvions dans un salon où je m'occupais beaucoup d'elle. Je faisais la cour à sa nièce, et, en galanterie, c'est comme au billard, il faut quelquefois viser la blanche pour toucher la rouge.

      —«Quel est donc ce monsieur qui entre?» me demanda-t-elle en me montrant un visiteur qui venait de passer la porte. Je le lui nommai. Elle le dévisagea avec son lorgnon, que maniaient d'une façon si impertinente ses mains à mitaines, sèches et maigres, et elle me dit d'un air de satisfaction:

      —«Ce doit être un bon amant.»

      J'avais quelques années de moins alors, et je me souviens que je regardai la vieille dame avec stupeur et dégoût. J'avais interprété son mot dans un sens tout physique, et cela m'étonna. Car l'homme en question, robuste pourtant et bien planté, avec ses cheveux blonds et son teint un peu pâle, ne donnait pas l'impression d'un de ces fougueux payeurs d'arrérages qui font rêver certaines grosses femmes mariées à des gringalets. Je compris plus tard que cette phrase de ma tante du côté gauche signifiait autre chose, quand je vis en effet ce personnage, épris d'une femme infiniment séduisante, dépenser pour la conquérir des trésors d'énergie et de délicatesse, l'envelopper, l'emprisonner de sa cour, et l'emporter auprès d'elle sur des rivaux qu'il n'égalait ni en beauté, ni en fortune, ni en esprit, ni en audace. C'était un amant supérieur. Nous verrons plus tard ce qu'il convient d'entendre par ce mot. Pour en revenir au problème posé, j'ai repassé tous mes souvenirs, remué des centaines de notes prises autrefois, et ma conclusion est que les hommes, par rapport à cette qualité d'amants, se divisent en trois grandes classes: ceux qui ne seront jamais amants, ou les Exclus;—ceux qui le sont à une certaine époque de leur vie sous l'influence de certaines circonstances, et jamais avant, jamais depuis, ou les Temporaires;—ceux qui le sont, l'ont été, le seront toujours. Les derniers seuls méritent d'être appelés les Amants.

      La monographie de l'Exclu mériterait seule un gros volume. Je me contenterai d'indiquer quelques-unes des raisons en vertu desquelles un homme traverse la vie sans arriver à cet incendie partagé du cœur qui s'appelle l'Amour. On peut être exclu pour toujours du nombre des amants:

      1° Par timidité.—J'entends par là non point ce joli défaut dont les femmes raffolent et qui consiste à se demander, le cœur battant, devant une blanche main qui évente un blanc visage, comme Thomas Diafoirus: «Baiserai-je, papa?» Non, mais cette timidité presque sauvage qui n'est plus un ridicule, tant la douleur en est aiguë et paralysante. Rousseau paraît avoir été timide de cette timidité-là, comme d'ailleurs la plupart de ses confrères dans le triste péché de solitude qu'il a confessé,—ce