Plus fort que la haine. Léon de Tinseau

Читать онлайн.
Название Plus fort que la haine
Автор произведения Léon de Tinseau
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066086633



Скачать книгу

le mode d'exploitation jadis employé avec tant de désinvolture par le fondateur de la dynastie Cadaroux.

      Devant cette pluie de réclamations bien autrement décourageante que la pluie du bon Dieu, Albert s'enfuit de nouveau; mais, pour le coup, il était désolé de partir. Le charme de la tradition de famille, du nom fièrement porté, de la chose possédée de tout temps par d'autres lui-même, toutes ces voix, subitement éveillées, parlaient d'autant plus à l'oreille du jeune homme, qu'on aurait pu le définir: un cœur de poète dans une poitrine d'aristocrate.

      Ce fut donc avec le regret de l'exilé disant adieu à sa patrie qu'il mit le pied dans le bateau du passeur, pour aller prendre le train sur l'autre rive du Rhône. Le lendemain matin, il reparaissait à cheval au Bois.

      L'un de ses amis—précisément ce même Quilliane dont il devait être un jour le beau-frère posthume—l'interpella ironiquement au détour d'une allée:

      —Déjà de retour dans l'affreux Paris! Est-ce que, par hasard, ta haute philosophie s'accommoderait encore mieux des poupées de nos salons et des pantins de nos clubs, pour me servir de tes expressions, que des chats-huants et des loups de ton désert?

      —Pourquoi pas des autruches et des tigres? fit Sénac en riant. Cher ami, apprends que mon désert est tout simplement un château d'assez grand air, bâti dans un site à peu près sans rival.

      —Ce n'est pas ce que tu disais l'année dernière.

      —Je n'avais pu sortir qu'avec un parapluie et des sabots.

      —Et cette année?…

      —Soleil magnifique. Seulement j'ai dû m'enfuir, laissant ma cour pleine de fermiers qui me demandaient de l'argent, au lieu de m'en apporter. J'attendrai d'être riche pour aller de nouveau toucher mes fermages.

      Mais sa troisième visite devait apporter à Sénac bien autre chose que de la pluie ou des difficultés d'argent. Après deux années de cette existence mondaine qu'il menait en mécontent, révolté de son propre ennui, exaspéré du facile amusement des autres, Albert, encore une fois, se mit en route pour Sénac. Vers huit heures du matin, par un soleil de printemps qui lui semblait un rêve de volupté après le givre laissé la veille aux arbres du boulevard, il prit place dans le bateau qui devait le conduire à l'autre rive du Rhône où, non sans un peu d'orgueil, il voyait se dresser sa tour. Déjà, sur le banc de bois grossier de l'embarcation, une jeune fille était assise à côté d'une sorte de paysanne endimanchée, qui devait être la duègne.

      Un «vrai Parisien» eût à peine honoré d'un regard cette matineuse beauté, la jugeant trop campagnarde à son goût. Mais Sénac n'était pas de ceux qu'on flatte en les traitant de Parisiens. Le charme inattendu et violent qui se dégageait de sa compagne s'empara de lui par la surprise et le contraste, comme venait de faire le soleil de Provence.

      Cette brune superbe avait la timidité que comportaient ses yeux noirs, brillants d'une flamme qu'elle n'aurait pu éteindre sous ses longs cils, même si elle l'eût essayé. Cela signifie qu'elle n'était point timide. Mais la hardiesse avec l'étranger n'est que la civilité puérile et honnête pour les femmes du Midi, quand la civilisation ne leur a pas encore donné l'hypocrisie.

      Avant qu'on fût à cent mètres du bord, tout le monde causait dans la barque entraînée par le courant rapide le long du câble en fer jeté d'une rive à l'autre. Le vieux Signol, debout à l'arrière, les mains dans ses poches, son large dos appuyé au gouvernail, faisait assaut de bons mots avec la duègne. A l'avant, la jolie passagère toisait son compagnon, et jugeait à sa mise qu'il était pour le moins l'un des élégants de la place Bellecour, à Lyon, c'est-à-dire ce qu'elle connaissait de plus accompli dans le genre. Lui, de son côté, pensait avoir affaire à quelque fille de bourgeois cossu de la petite ville où le train l'avait déposé.

      —Vous allez loin, monsieur? demanda la brunette à bout de patience, car il y avait au moins deux minutes qu'elle se taisait.

      —Oh! non, répondit Albert. Je crois même que je serai arrivé avant vous.

      —J'en doute, fit l'ingénue en montrant ses dents blanches. Je me rends dans ce château—elle désignait, assez fière, la maison de Cadaroux sur l'autre rive—pour y passer la journée avec une amie.

      —Et moi, dit Albert en indiquant la masse imposante du vieux manoir, je me rends dans celui-ci pour y passer, tout seul, je ne sais combien de journées.

      —Oh! bien, monsieur le comte, fit-elle un peu désarçonnée, le château où vous allez vaut mieux que celui où je vais.

      —En temps ordinaire, c'est possible; mais le logis du seigneur

       Cadaroux vaudra mieux que le mien tout à l'heure, quand vous y serez.

      Elle accepta la galanterie assez tranquillement; puis, sentant le besoin de réparer son impair:

      —Vous devez me trouver bien sotte, dit-elle. Mais voilà ce qu'on gagne à ne point habiter son château. Le voisin en confisque le titre.

      —Heureux quand il ne confisque pas autre chose! remarqua le jeune homme en songeant aux chênes de son aïeul.

      Plusieurs mois après, Sénac était encore dans sa terre, et la jeune fille du bateau n'était plus une inconnue pour lui. Il savait son nom; elle appartenait à la petite noblesse du Dauphiné. Vingt fois il avait traversé le Rhône, sur le bateau du vieux Signol, pour aller voir Clotilde de Chauxneuve dans la gentilhommière assez pauvre qu'elle habitait avec son père. La jeune fille, en revanche, ne venait plus chez les Cadaroux, les jugeant indignes d'elle depuis que le seigneur du lieu avait mis à ses pieds sa tour et sa couronne. C'était encore un secret, mais pour être comtesse de Sénac, la belle Clotilde n'attendait plus… Du diable si le pauvre Albert pouvait dire lui-même ce qu'elle attendait!

      Hélas! la perfide gagnait du temps. Un autre voisin de campagne, moins titré mais non moins épris qu'Albert et dix fois plus riche, la visitait à des heures différentes. La belle avait si bien manœuvré que le châtelain de la rive droite apprit du même coup qu'il y avait, sur la rive gauche, un châtelain du nom de Questembert, enrichi dans les affaires parisiennes, que cet homme possédait un fils, que ce fils avait demandé la main de Clotilde, et que Clotilde la lui avait donnée—pour tout de bon cette fois.

      En quelques heures, la passion du jeune gentilhomme se transforma en une haine furieuse, non pas contre Clotilde seulement, mais contre tout le sexe féminin pour lequel, déjà, il professait moins d'enthousiasme que de défiance. D'abord, il voulut se faire moine et choisit la Grande-Chartreuse, en raison de sa proximité. Mais il s'aperçut bientôt qu'au lieu de méditer sur la mort il méditait sur Clotilde de Chauxneuve ce qui était beaucoup moins utile pour l'autre monde et pas beaucoup plus agréable pour celui-ci. Alors il partit pour aller aux antipodes, se réservant d'y rester s'il y trouvait un pays sans femmes. Vainement une dépêche l'avait rejoint, comme son bateau quittait le mouillage d'Aden, lui annonçant que son vieil oncle était mort, et qu'il héritait d'un peu plus de cinquante mille livres de rentes. La pauvre Clotilde n'avait pas prévu ce coup-là, encore moins le suicide et la ruine de son beau-père, survenus presque en même temps, qui la mirent à la portion congrue. Sénac, devenu un beau parti, n'en continua son voyage que de plus belle.

      Mais tout à coup il fallut retomber dans l'ornière de la civilisation. Un procès dangereux pour sa fortune le rappelait en France. Comme il s'agissait, pour cette fois, d'être indignement volé, il se mit en route, non sans avoir hésité longuement, car, même en supposant le procès perdu, il lui restait plus de bien qu'il n'en fallait à un homme décidé à finir sa race dans le célibat.

      Quinze jours plus tard, il traversait l'Égypte, gagnant Marseille, lorsqu'il fit la rencontre de son ami Quilliane, venu au Caire pour soigner le dernier poumon qui lui restait. Le poitrinaire était accompagné de sa sœur, belle jeune fille au regard poétique et profond qui partageait le dégoût d'Albert pour le monde. Ensemble ils parlèrent du néant des affections humaines, tant et si bien que Sénac resta en Égypte, oubliant son procès, qu'il perdit.

      Puis