En famille. Hector Malot

Читать онлайн.
Название En famille
Автор произведения Hector Malot
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088835



Скачать книгу

et se sentait-il l'ami de ceux dont il partageait le sort malheureux; tandis que maintenant elle ne pouvait que trembler en se demandant quels allaient être ses maîtres; elle en avait tant rencontré de cruels, qui n'avaient même pas conscience de leur cruauté.

      Quand Palikare vit qu'au lieu de l'atteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de la surprise, et plus encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pas faire à pied la longue route de Charonne au Marché aux chevaux, lui monta sur le dos en se servant d'une chaise; mais comme Perrine le tenait par la tête et lui parlait, cette surprise n'alla pas jusqu'à la résistance: Grain de Sel d'ailleurs n'était-il pas un ami?

      Ils partirent ainsi, Palikare marchant gravement conduit par Perrine, et à travers des rues, où il n'y avait que peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un pont très large, aboutissant à un grand jardin.

      «C'est le Jardin des Plantes, dit Grain de Sel, je suis sûr qu'ils n'ont pas un âne comme le tien.

      — Alors on pourrait peut-être le leur vendre», dit Perrine pensant que dans un jardin zoologique les bêtes n'ont qu'à se promener.

      Mais Grain de Sel n'accueillit pas cette idée:

      «Des affaires avec le gouvernement, dit-il, il n'en faut pas… parce que le gouvernement…»

      Il n'avait pas la confiance de Grain de Sel, le gouvernement.

      Maintenant la circulation des voitures et des tramways était si active que Perrine avait besoin de toute son attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussi n'avait-elle d'yeux ni d'oreilles pour rien autre chose, ni pour les monuments devant lesquels ils passaient, ni pour les plaisanteries que les charretiers et les cochers leur adressaient, mis en gaieté et en esprit par l'attitude de Grain de Sel sur l'âne. Mais lui, qui n'avait pas les mêmes préoccupations, n'était pas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait sur leur parcours un concert de cris et de rires auquel les passants des trottoirs mêlaient leur mot.

      Enfin, après une légère montée, ils arrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle s'étendait un vaste espace que des lisses séparaient en divers compartiments dans lesquels se trouvaient des chevaux; alors Grain de Sel mit pied à terre.

      Mais pendant qu'il descendait, Palikare avait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulut lui faire franchir la grille, il refusa d'avancer. Avait-il deviné que c'était un marché où l'on vendait les chevaux et les ânes? Avait-il peur? Toujours est-il que malgré les paroles que Perrine lui adressait sur le ton du commandement ou de l'affection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crut qu'en le poussant par derrière il le ferait avancer, mais Palikare, qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sur sa croupe, se mit à ruer en reculant et en entraînant Perrine.

      Quelques curieux s'étaient aussitôt arrêtés et faisaient cercle autour d'eux; le premier rang étant comme toujours occupé par des porteurs de dépêches et des pâtissiers; chacun disait son mot et donnait son conseil sur les moyens à employer pour l'obliger à passer la porte.

      «V'là un âne qui donnera de l'agrément à l'imbécile qui l'achètera», dit une voix.

      C'était là un propos dangereux qui pouvait nuire à la vente; aussi

       Grain de Sel, qui l'avait entendu, crut-il devoir protester.

      «C'est un malin, dit-il; comme il a deviné qu'on va le vendre, il fait toutes ces grimaces pour ne pas quitter ses maîtres.

      — Êtes -vous sur de ça, Grain de Sel? demanda la voix qui avait fait l'observation.

      — Tiens, qui est-ce qui sait mon nom ici?

      — Vous ne reconnaissez pas La Rouquerie?

      — C'est ma foi vrai.»

      Et ils se donnèrent la main.

      «C'est à vous l'âne?

      — Non, c'est à cette petite.

      — Vous le connaissez?

      — Nous avons bu plus d'un verre ensemble: si vous avez besoin d'un bon âne, je vous le recommande.

      — J'en ai besoin, sans en avoir besoin.

      — Alors allons prendre quelque chose. Ce n'est pas la peine de payer un droit là-dedans.

      — D'autant mieux qu'il paraît décidé à ne pas entrer.

      — Je vous dis que c'est un malin.

      — Si je l'achète ce n'est pas pour faire des malices, ni pour boire des verres, mais pour travailler.

      — Dur à la peine; il vient de Grèce, sans s'arrêter.

      — De Grèce!…»

      Grain de Sel avait fait un signe à Perrine, qui les suivait n'entendant que quelques mots de leur conversation, et, docile, maintenant qu'il n'avait plus à entrer dans le marché, Palikare venait derrière elle, sans même qu'elle eût à tirer sur le licol.

      Qu'était cet acquéreur? Un homme? Une femme? Par la démarche et le visage non barbu, une femme de cinquante ans environ. Par le costume composé d'une blouse et d'un pantalon, d'un chapeau en cuir comme ceux des cochers d'omnibus, et aussi par une courte pipe noire qui ne quittait pas sa bouche, un homme. Mais c'était son air qui était intéressant pour les inquiétudes de Perrine, et il n'avait rien de dur ni de méchant.

      Après avoir pris une petite rue, Grain de Sel et La Rouquerie s'étaient arrêtés devant la boutique d'un marchand de vin, et, sur une table du trottoir on leur avait apporté une bouteille avec deux verres tandis que Perrine restait dans la rue devant eux, tenant toujours son âne.

      «Vous allez voir s'il est malin», dit Grain de Sel en avançant son verre plein.

      Tout de suite Palikare allongea le cou et de ses lèvres pincées aspira la moitié du verre, sans que Perrine osât l'en empêcher.

      «Hein!» dit Grain de Sel triomphant.

      Mais La Rouquerie ne partagea pas cette satisfaction:

      «Ce n'est pas pour boire mon vin que j'en ai besoin, mais pour traîner ma charrette et mes peaux de lapin.

      — Puisque je vous dis qu'il vient de Grèce attelé à une roulotte.

      — Ça, c'est autre chose.»

      Et l'examen de Palikare commença en détail et avec attention; quand il fut terminé, La Rouquerie demanda à Perrine combien elle voulait le vendre. Le prix qu'elle avait arrêté à l'avance avec Grain de Sel était de cent francs; ce fut celui qu'elle dit.

      Mais La Rouquerie poussa les hauts cris: «Cent francs, un âne vendu sans garantie! C'était se moquer du monde.» Et le malheureux Palikare eut à subir une démolition en règle, du bout du nez aux sabots. «Vingt francs, c'était tout ce qu'il valait; et encore…

      — C'est bon, dit Grain de Sel après une longue discussion, nous allons le conduire au marché.»

      Perrine respira, car la pensée de n'obtenir que vingt francs l'avait anéantie; que seraient vingt francs dans leur détresse; alors que cent ne devaient même pas suffire à leurs besoins les plus pressants?

      «Savoir s'il voudra entrer cette fois plutôt que la première», dit

       La Rouquerie.

      Jusqu'à la grille du marché, il suivit sa maîtresse docilement, mais arrivé là il s'arrêta, et comme elle insistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beau milieu de la rue.

      «Palikare, je t'en prie, s'écria Perrine éplorée, Palikare!»

      Mais il fit le mort sans vouloir rien entendre.

      De nouveau on s'était rassemblé autour d'eux et l'on plaisantait.

      «Mettez-lui le feu à la queue, dit une voix.