En famille. Hector Malot

Читать онлайн.
Название En famille
Автор произведения Hector Malot
Жанр Языкознание
Серия
Издательство Языкознание
Год выпуска 0
isbn 4064066088835



Скачать книгу

la rivière; le déchargement des péniches au moyen des grues tournantes qui allongeaient leurs grands bras de fer au-dessus d'elles et prenaient, comme à la main, leur cargaison pour la verser dans des wagons quand c'étaient des pierres, du sable ou du charbon, ou les aligner le long du quai quand c'étaient des barriques; le mouvement des trains sur le pont du chemin de fer de ceinture dont les arches barraient la vue de Paris qu'on devinait dans une brume noire plutôt qu'on ne le voyait; enfin près d'elle, sous ses yeux, le travail des employés de l'octroi qui passaient de longues lances à travers les voitures de paille, ou escaladaient les fûts chargés sur les haquets, les perçaient d'un fort coup de foret, recueillaient dans une petite tasse d'argent le vin qui en jaillissait, en dégustaient quelques gouttes qu'ils crachaient aussitôt.

      Comme tout cela était curieux, nouveau; elle s'y intéressait si bien, que le temps passait, sans qu'elle en eût conscience.

      Déjà un gamin d'une douzaine d'années qui avait tout l'air d'un clown, et appartenait sûrement à une caravane de forains dont les roulottes avaient pris la queue, tournait autour d'elle depuis dix longues minutes, sans qu'elle eût fait attention à lui, lorsqu'il se décida à l'interpeller:

      «V'là un bel âne!»

      Elle ne dit rien.

      «Est-ce que c'est un âne de notre pays? Ça m'étonnerait joliment.»

      Elle l'avait regardé, et voyant qu'après tout il avait l'air bon garçon, elle voulut bien répondre:

      «Il vient de Grèce.

      — De Grèce!

      — C'est pour cela qu'il s'appelle Palikare.

      — Ah! c'est pour cela!»

      Mais malgré son sourire entendu, il n'était pas du tout certain qu'il eût très bien compris pourquoi un âne qui venait de Grèce pouvait s'appeler Palikare.

      «C'est loin, la Grèce? demanda-t-il.

      — Très loin.

      — Plus loin que… la Chine?

      — Non, mais loin, loin.

      — Alors vous venez de la Grèce?

      — De plus loin encore.

      — De la Chine?

      — Non; c'est Palikare qui vient de la Grèce.

      — Est-ce que vous allez à la fête des Invalides?

      — Non.

      — Ousque vous allez?

      — À Paris.

      — Ousque vous remiserez votre roulotte?

      — On nous a dit à Auxerre qu'il y avait des places libres sur les boulevards des fortifications?»

      Il se donna deux fortes claques sur les cuisses en plongeant de la tête.

      «Les boulevards des fortifications, oh là là là!

      — Il n'y a pas de places?

      — Si.

      — Eh bien?

      — Pas pour vous. C'est, voyou les fortifications. Avez-vous des hommes dans votre roulotte, des hommes solides qui n'aient pas peur d'un coup de couteau? J'entends d'en donner et d'en recevoir.

      — Nous ne sommes que ma mère et moi, et ma mère est malade.

      — Vous tenez à votre âne?

      — Bien sûr.

      — Eh bien, demain votre âne vous sera volé; v'là pour commencer, vous verrez le reste; et ça ne sera pas beau; c'est Gras Double qui vous le dit.

      — C'est vrai cela?

      — Pardi, si c'est vrai; vous n'êtes jamais venue à Paris?

      — Jamais.

      — Ça se voit; c'est donc des moules ceux d'Auxerre qui vous ont dit que vous pouviez remiser là? pourquoi que vous n'allez pas chez Grain de Sel?

      — Je ne connais pas Grain de Sel.

      — Le propriétaire du Champ Guillot, quoi! c'est clos de palissades fermées la nuit; vous n'auriez rien à craindre, on sait que Grain de Sel aurait vite fichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer la nuit.

      — C'est cher?

      — L'hiver oui, quand tout le monde rapplique à Paris, mais en ce moment je suis sur qu'il ne vous ferait pas payer plus de quarante sous la semaine, et votre âne trouverait sa nourriture dans le clos, surtout s'il aime les chardons.

      — Je crois bien qu'il les aime!

      — Il sera à son affaire; et puis Grain de Sel n'est pas un mauvais homme.

      — C'est son nom, Grain de Sel?

      — On l'appelle comme ça parce qu'il a toujours soif. C'est un ancien biffin qui a gagné gros dans le chiffon, qu'il n'a quitté que quand il s'est fait écraser un bras, parce qu'un seul bras n'est pas commode pour courir les poubelles; alors il s'est mis à louer son terrain, l'hiver pour remiser les roulottes, l'été à qui il trouve; avec ça, il a d'autres commerces: il vend des petits chiens de lait.

      — C'est loin d'ici le Champ Guillot?

      — Non, à Charonne; mais je parie que vous ne connaissez seulement pas Charonne?

      — Je ne suis jamais venue à Paris.

      — Eh bien, c'est là.»

      Il étendit le bras devant lui dans la direction du nord.

      «Une fois que vous avez, passé la barrière, vous tournez, tout de suite à droite, et vous suivez le boulevard le long des fortifications pendant une petite demi-heure; quand vous avez traversé le cours de Vincennes, qui est une large avenue, vous prenez sur la gauche et vous demandez; tout le monde connaît le Champ Guillot.

      — Je vous remercie; je vais en parler a maman; et même, si vous vouliez rester auprès de Palikare deux minutes, je lui en parlerais tout de suite.

      — Je veux bien; je vas lui demander de m'apprendre le grec.

      — Empêchez-le, je vous prie, de prendre du foin.»

      Perrine entra dans la voiture et répéta à sa mère ce que le jeune clown venait de lui dire.

      «S'il en est ainsi, il n'y a pas à hésiter, il faut aller à

       Charonne; mais trouveras-tu ton chemin? Pense que nous serons dans

       Paris.

      — Il parait que c'est très facile.»

      Au moment de sortir elle revint près de sa mère et se pencha vers elle:

      «Il y a plusieurs voitures qui ont des bâches, on lit dessus:

       «Usines de Maraucourt», et au-dessous le nom: «Vulfran

       Paindavoine»; sur les toiles qui couvrent les pièces de vin

       alignées le long du quai on lit aussi la même inscription.

      — Cela n'a rien d'étonnant.

      — Ce qui est étonnant c'est de voir ces noms si souvent répétés.»

      II

      Quand Perrine revint prendre sa place auprès de son âne, il s'était enfoncé le nez dans la voiture de foin, et il mangeait tranquillement comme s'il avait été devant un râtelier.

      «Vous le laissez manger? s'écria-t-elle.

      — J'vous crois.

      — Et si le charretier se fâche?

      — Faudrait pas avec moi.»

      Il