L'Assommoir. Emile Zola

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Название L'Assommoir
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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Elle, pourtant, ne se reculait pas, demeurait placide et affectueuse. Au bout d'un silence, elle dit encore:

      – Vous n'y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme, moi; j'ai un grand garçon de huit ans … Qu'est-ce que nous ferions ensemble?

      – Pardi! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce que font les autres!

      Mais elle eut un geste d'ennui.

      – Ah! si vous croyez que c'est toujours amusant? On voit bien que vous n'avez pas été en ménage… Non, monsieur Coupeau, il faut que je pense aux choses sérieuses. La rigolade, ça ne mène à rien, entendez-vous! J'ai deux bouches à la maison, et qui avalent ferme, allez! Comment voulez-vous que j'arrive à élever mon petit monde, si je m'amuse à la bagatelle?.. Et puis, écoutez, mon malheur a été une fameuse leçon. Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire. On ne me repincera pas de longtemps.

      Elle s'expliquait sans colère, avec une grande sagesse, très froide, comme si elle avait traité question d'ouvrage, les raisons qui l'empêchaient de passer un corps de fichu à l'empois. On voyait qu'elle avait arrêté ça dans sa tête, après de mûres réflexions.

      Coupeau, attendri, répétait:

      – Vous me causez bien de la peine, bien de la peine…

      – Oui, c'est ce que je vois, reprit-elle, et j'en suis fâchée pour vous, monsieur Coupeau… Il ne faut pas que ça vous blesse. Si j'avais des idées à rire, mon Dieu! ce serait encore plutôt avec vous qu'avec un autre. Vous avez l'air bon garçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n'est-ce pas? et on irait tant qu'on irait. Je ne fais pas ma princesse, je ne dis point que ça n'aurait pas pu arriver… Seulement, à quoi bon, puisque je n'en ai pas envie? Me voilà chez madame Fauconnier depuis quinze jours. Les petits vont à l'école. Je travaille, je suis contente… Hein? le mieux alors est de rester comme on est.

      Et elle se baissa pour prendre son panier.

      – Vous me faites causer, on doit m'attendre chez la patronne… Vous en trouverez une autre, allez! monsieur Coupeau, plus jolie que moi, et qui n'aura pas deux marmots à traîner.

      Il regardait l'oeil-de-boeuf, encadré dans la glace. Il la fit rasseoir, en criant:

      – Attendez donc! Il n'est que onze heures trente-cinq… J'ai encore vingt-cinq minutes… Vous ne craignez pourtant pas que je fasse des bêtises; il y a la table entre nous… Alors, vous me détestez, au point de ne pas vouloir faire un bout de causette?

      Elle posa de nouveau son panier, pour ne pas le désobliger; et ils parlèrent en bons amis. Elle avait mangé, avant d'aller porter son linge; lui, ce jour-là, s'était dépêché d'avaler sa soupe et son boeuf, pour venir la guetter. Gervaise, tout en répondant avec complaisance, regardait par les vitres, entre les bocaux de fruits à l'eau-de-vie, le mouvement de la rue, où l'heure du déjeuner mettait un écrasement de foule extraordinaire. Sur les deux trottoirs, dans l'étranglement étroit des maisons, c'était une hâte de pas, des bras ballants, un coudoiement sans fin. Les retardataires, des ouvriers retenus au travail, la mine maussade de faim, coupaient la chaussée à grandes enjambées, entraient en face chez un boulanger; et, lorsqu'ils reparaissaient, une livre de pain sous le bras, ils allaient trois portes plus haut, au Veau à deux têtes, manger un ordinaire de six sous. Il y avait aussi, à côté du boulanger, une fruitière qui vendait des pommes de terre frites et des moules au persil; un défilé continu d'ouvrières, en longs tabliers, emportaient des cornets de pommes de terre et des moules dans des tasses; d'autres, de jolies filles en cheveux, l'air délicat, achetaient des bottes de radis. Quand Gervaise se penchait, elle apercevait encore une boutique de charcutier, pleine de monde, d'où sortaient des enfants, tenant sur leur main, enveloppés d'un papier gras, une côtelette panée, une saucisse ou un bout de boudin tout chaud. Cependant, le long de la chaussée poissée d'une boue noire, même par les beaux temps, dans le piétinement de la foule en marche, quelques ouvriers quittaient déjà les gargotes, descendaient en bandes, flânant, les mains ouvertes battant les cuisses, lourds de nourriture, tranquilles et lents au milieu des bousculades de la cohue.

      Un groupe s'était formé à la porte de l'Assommoir.

      – Dis donc, Bibi-la-Grillade, demanda une voix enrouée, est-ce que tu payes une tournée de vitriol? Cinq ouvriers entrèrent, se tinrent debout.

      – Ah! ce voleur de père Colombe! reprit la voix. Vous savez, il nous faut de la vieille, et pas des coquilles de noix, de vrais verres!

      Le père Colombe, paisiblement, servait. Une autre société de trois ouvriers arriva. Peu à peu, les blouses s'amassaient à l'angle du trottoir, faisaient là une courte station, finissaient par se pousser dans la salle, entre les deux lauriers-roses gris de poussière.

      – Vous êtes bête! vous ne songez qu'à la saleté! disait Gervaise à Coupeau. Sans doute que je l'aimais… Seulement, après la façon dégoûtante dont il m'a lâchée…

      Ils parlaient de Lantier. Gervaise ne l'avait pas revu; elle croyait qu'il vivait avec la soeur de Virginie, à la Glacière, chez cet ami qui devait monter une fabrique de chapeaux. D'ailleurs, elle ne songeait guère à courir après lui. Ça lui avait d'abord fait une grosse peine; elle voulait même aller se jeter à l'eau; mais, à présent, elle s'était raisonnée, tout se trouvait pour le mieux. Peut-être qu'avec Lantier elle n'aurait jamais pu élever les petits, tant il mangeait d'argent. Il pouvait venir embrasser Claude et Étienne, elle ne le flanquerait pas à la porte. Seulement, pour elle, elle se ferait hacher en morceaux avant de se laisser toucher du bout des doigts. Et elle disait ces choses en femme résolue, ayant son plan de vie bien arrêté, tandis que Coupeau, qui ne lâchait pas son désir de l'avoir, plaisantait, tournait tout à l'ordure, lui faisait sur Lantier des questions très crues, si gaiement, avec des dents si blanches, qu'elle ne pensait pas à se blesser.

      – C'est vous qui le battiez, dit-il enfin. Oh! vous n'êtes pas bonne!

      Vous donnez le fouet au monde.

      Elle l'interrompit par un long rire. C'était vrai, pourtant, elle avait donné le fouet à cette grande carcasse de Virginie. Ce jour-là, elle aurait étranglé quelqu'un de bien bon coeur. Et elle se mit à rire plus fort, parce que Coupeau lui racontait que Virginie, désolée d'avoir tout montré, venait de quitter le quartier. Son visage, pourtant, gardait une douceur enfantine; elle avançait ses mains potelées, en répétant qu'elle n'écraserait pas une mouche; elle ne connaissait les coups que pour en avoir déjà joliment reçu dans sa vie. Alors, elle en vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. Elle n'était point coureuse du tout; les hommes l'ennuyaient; quand Lantier l'avait prise, à quatorze ans, elle trouvait ça gentil, parce qu'il se disait son mari et qu'elle croyait jouer au ménage. Son seul défaut, assurait-elle, était d'être très sensible, d'aimer tout le monde, de se passionner pour des gens qui lui faisaient ensuite mille misères. Ainsi, quand elle aimait un homme, elle ne songeait pas aux bêtises, elle rêvait uniquement de vivre toujours ensemble, très heureux. Et, comme Coupeau ricanait et lui parlait de ses deux enfants, qu'elle n'avait certainement pas mis couver sous le traversin, elle lui allongea des tapes sur les doigts, elle ajouta que, bien sûr, elle était bâtie sur le patron des autres femmes; seulement, on avait tort de croire les femmes toujours acharnées après ça; les femmes songeaient à leur ménage, se coupaient en quatre dans la maison, se couchaient trop lasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite. Elle, d'ailleurs, ressemblait à sa mère, une grosse travailleuse, morte à la peine, qui avait servi de bête de somme au père Macquart pendant plus de vingt ans. Elle était encore toute mince, tandis que sa mère avait des épaules à démolir les portes en passant; mais ça n'empêchait pas, elle lui ressemblait par sa rage de s'attacher aux gens. Même, si elle boitait un peu, elle tenait ça de la pauvre femme, que le père Macquart rouait de coups. Cent fois, celle-ci lui avait raconté les nuits où le père, rentrant soûl, se montrait d'une galanterie si brutale, qu'il lui cassait les membres; et sûrement, elle avait poussé une de ces nuits-là, avec sa jambe en retard.

      – Oh! ce n'est presque rien, ça ne se voit pas, dit Coupeau pour faire sa cour.

      Elle hocha le menton; elle savait bien que ça se voyait; à quarante ans, elle se casserait