La Faute de l'abbé Mouret. Emile Zola

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Название La Faute de l'abbé Mouret
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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le noir de la muraille. Ce fut comme une vision de forêt vierge, un enfoncement de futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet éclair, le prêtre saisit nettement, au loin, des détails précis: une grande fleur jaune au centre d'une pelouse, une nappe d'eau qui tombait d'une haute pierre, un arbre colossal empli d'un vol d'oiseaux; le tout noyé, perdu, flambant, au milieu d'un tel gâchis de verdure, d'une débauche telle de végétation, que l'horizon entier n'était plus qu'un épanouissement. La porte claqua, tout disparut.

      – Ah! la gueuse! cria Jeanbernat, elle était encore dans le Paradou!

      Albine riait sur le seuil du vestibule. Elle avait une jupe orange, avec un grand fichu rouge attaché derrière la taille, ce qui lui donnait un air de bohémienne endimanchée. Et elle continuait à rire, la tête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de ses fleurs, des fleurs sauvages tressées dans ses cheveux blonds, nouées à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés. Elle était comme un grand bouquet d'une odeur forte.

      – Va, tu es belle! grondait le vieux. Tu sens l'herbe, à empester… Dirait-on qu'elle a seize ans, cette poupée!

      Albine, effrontément, riait plus fort. Le docteur Pascal, qui était son grand ami, se laissa embrasser par elle.

      – Alors, tu n'as pas peur dans le Paradou, toi? lui demanda-t-il.

      – Peur? de quoi donc? dit-elle avec des yeux étonnés. Les murs sont trop hauts, personne ne peut entrer… Il n'y a que moi. C'est mon jardin, à moi toute seule. Il est joliment grand. Je n'en ai pas encore trouvé le bout.

      – Et les bêtes? interrompit le docteur.

      – Les bêtes? elles ne sont pas méchantes, elles me connaissent bien.

      – Mais il fait noir sous les arbres?

      – Pardi! il y a de l'ombre; sans cela, le soleil me mangerait la figure… On est bien à l'ombre, dans les feuilles.

      Et elle tournait, emplissant l'étroit jardin du vol de ses jupes, secouant cette âpre senteur de verdure qu'elle portait sur elle. Elle avait souri à l'abbé Mouret, sans honte aucune, sans s'inquiéter des regards surpris dont il la suivait. Le prêtre s'était écarté. Cette enfant blonde, à la face longue, ardente de vie, lui semblait la fille mystèrieuse et troublante de cette forêt entrevue dans une nappe de soleil.

      – Dites, j'ai un nid de merles, le voulez-vous? demanda Albine au docteur.

      – Non, merci, répondit celui-ci en riant. Il faudra le donner à la soeur de monsieur le curé, qui aime bien les bêtes… Au revoir, Jeanbernat.

      Mais Albine s'était attaquée au prêtre.

      – Vous êtes le curé des Artaud, n'est-ce pas? Vous avez une soeur? J'irai la voir… Seulement, vous ne me parlerez pas de Dieu. Mon oncle ne veut pas.

      – Tu nous ennuies, va-t-en, dit Jeanbernat en haussant les épaules.

      D'un bond de chèvre, elle disparut, laissant une pluie de fleurs derrière elle. On entendit le claquement d'une porte, puis des rires derrière la maison, des rires sonores qui allèrent en se perdant, comme au galop d'une bête folle lâchée dans l'herbe.

      – Vous verrez qu'elle finira par coucher dans le Paradou, murmura le vieux de son air indifférent.

      Et, comme il accompagnait les visiteurs:

      – Docteur, reprit-il, si vous me trouviez mort, un de ces quatre matins, rendez-moi donc le service de me jeter dans le trou au fumier, là, derrière mes salades… Bonsoir, messieurs.

      Il laissa retomber la barrière de bois qui fermait la haie. La maison reprit sa paix heureuse, au soleil de midi, dans le bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre, jusqu'aux tuiles.

      IX

      Cependant, le cabriolet suivait de nouveau le chemin creux, le long de l'interminable mur du Paradou. L'abbé Mouret, silencieux, levait les yeux, regardait les grosses branches qui se tendaient par-dessus ce mur, comme des bras de géants cachés. Des bruits venaient du parc, des frôlements d'ailes, des frissons de feuilles, des bonds furtifs cassant les branches, de grands soupirs ployant les jeunes pousses, toute une haleine de vie roulant sur les cimes d'un peuple d'arbres. Et, parfois, à certain cri d'oiseau qui ressemblait à un rire humain, le prêtre tournait la tête avec une sorte d'inquiétude.

      – Une drôle de gamine! disait l'oncle Pascal, en lâchant un peu les guides. Elle avait neuf ans, lorsqu'elle est tombée chez ce païen. Un frère à lui, qui s'est ruiné, je ne sais plus dans quoi. La petite se trouvait en pension quelque part, quand le père s'est tué. C'était même une demoiselle, savante déjà, lisant, brodant, bavardant, tapant sur les pianos. Et coquette donc! Je l'ai vue arriver, avec des bas à jour, des jupes brodées, des guimpes, des manchettes, un tas de falbalas… Ah bien! les falbalas ont duré longtemps!

      Il riait. Une grosse pierre faillit faire verser le cabriolet.

      – Si je ne laisse pas une roue de ma voiture dans ce gredin de chemin! murmura-t-il. Tiens-toi ferme, mon garçon.

      La muraille continuait toujours. Le prêtre écoutait.

      – Tu comprends, reprit le docteur, que le Paradou, avec son soleil, ses cailloux, ses chardons, mangerait une toilette par jour. Il n'a fait que trois ou quatre bouchées des belles robes de la petite. Elle revenait nue… Maintenant, elle s'habille comme une sauvage. Aujourd'hui, elle était encore possible. Mais il y a des fois où elle n'a guère que ses souliers et sa chemise!.. Tu as entendu? le Paradou est à elle. Dès le lendemain de son arrivée, elle en a pris possession. Elle vit là, sautant par le fenêtre, lorsque Jeanbernat ferme la porte, s'échappant quand même, allant on ne sait où, au fond de trous perdus, connus d'elle seule… Elle doit mener un joli train, dans ce désert.

      – Écoutez donc, mon oncle, interrompit l'abbé Mouret. On dirait un trot de bête, derrière cette muraille.

      L'oncle Pascal écouta.

      – Non, dit-il au bout d'un silence, c'est le bruit de la voiture, contre les pierres… Va, la petite ne tape plus sur les pianos, à présent. Je crois même qu'elle ne sait plus lire. Imagine-toi une demoiselle retournée à l'état de vaurienne libre, lâchée en récréation dans une île abandonnée. Elle n'a gardé que son fin sourire de coquette, quand elle veut… Ah! par exemple, si tu sais jamais une fille à élever, je ne te conseille pas de la confier à Jeanbernat. Il a une façon de laisser agir la nature tout à fait primitive. Lorsque je me suis hasardé à lui parler d'Albine, il m'a répondu qu'il ne fallait pas empêcher les arbres de pousser à leur gré. Il est, dit-il, pour le développement normal des tempéraments… N'importe, ils sont bien intéressants tous les deux. Je ne passe pas dans les environs sans leur rendre visite.

      Le cabriolet sortait enfin du chemin creux. Là, le mur du Paradou faisait un coude, se développant ensuite à perte de vue, sur la crête des coteaux. Au moment où l'abbé Mouret tournait la tête pour donner un dernier regard à cette barre grise, dont la sévérité impénétrable avait fini par lui causer un singulier agacement, des bruits de branches violemment secouées se firent entendre, tandis qu'un bouquet de jeunes bouleaux semblaient saluer les passants, du haut de la muraille.

      – Je savais bien qu'une bête courait là derrière, dit le prêtre.

      Mais, sans qu'on vit personne, sans qu'on aperçût autre chose, en l'air, que les bouleaux balancés de plus en plus furieusement, on entendit une voix claire, coupée de rires, qui criait:

      – Au revoir, docteur! au revoir, monsieur le curé!.. J'embrasse l'arbre, l'arbre vous envoie mes baisers.

      – Eh! c'est Albine, dit le docteur Pascal. Elle aura suivi notre voiture au trot. Elle n'est pas embarrassée pour sauter les buissons, cette petite fée!

      Et criant, à son tour:

      – Au revoir, mignonne!.. Tu es joliment grande, pour nous saluer comme ça.

      Les rires redoublèrent, les bouleaux saluèrent plus bas, semant les feuilles au loin, jusque sur la capote du cabriolet:

      – Je