La Bête humaine. Emile Zola

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Название La Bête humaine
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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de suite, en répondant de sa voix naturelle, un peu grosse

      – Certainement, certainement, je vais vous dire… Ma femme était avec moi. Si ce que je sais doit figurer au rapport, j'aimerais bien qu'elle descendît, pour contrôler mes souvenirs par les siens.

      Cela parut très raisonnable à M. Cauche, et Pecqueux, qui venait d'arriver, offrit d'aller chercher madame Roubaud. Il partit à grandes enjambées, il y eut un moment d'attente. Philomène, accourue avec le chauffeur, l'avait suivi des yeux, irritée de ce qu'il se chargeait de cette commission. Mais, ayant aperçu madame Lebleu, qui se hâtait, de toute la vitesse de ses pauvres jambes enflées, elle se précipita, l'aida; et les deux femmes levèrent les mains au ciel, poussèrent des exclamations, passionnées par la découverte d'un si abominable crime. Bien qu'on ne sût encore absolument rien, déjà des versions circulaient, autour d'elles, dans l'effarement des gestes et des visages. Dominant le bourdonnement des voix, Philomène elle-même, qui ne tenait le fait de personne, affirmait sur sa parole d'honneur que madame Roubaud avait vu l'assassin. Et le silence se fit, lorsque Pecqueux reparut, accompagné de cette dernière.

      – Voyez-la donc! murmura madame Lebleu. Si l'on dirait la femme d'un sous-chef, avec son air de princesse! Ce matin, avant le jour, elle était déjà ainsi, peignée et corsetée comme si elle allait en visite.

      Ce fut à petits pas réguliers que Séverine s'avança. Il y avait tout un long bout du quai à suivre, sous les yeux qui la regardaient venir; et elle ne faiblissait pas, elle appuyait simplement son mouchoir sur ses paupières, dans la grosse douleur qu'elle venait d'éprouver, en apprenant le nom de la victime. Vêtue d'une robe de laine noire, très élégante, elle semblait porter le deuil de son protecteur. Ses lourds cheveux sombres luisaient au soleil, car elle n'avait pas même pris le temps de se couvrir la tête, malgré le froid. Ses yeux bleus si doux, pleins d'angoisse et noyés de larmes, la rendaient très touchante.

      – Bien sûr qu'elle a raison de pleurer, dit à demi-voix

      Philomène. Les voilà fichus, maintenant qu'on a tué leur bon

      Dieu.

      Lorsque Séverine fut là, au milieu de tout ce monde, devant la portière ouverte du coupé, M. Cauche et Roubaud en descendirent; et, tout de suite, ce dernier commença à dire ce qu'il savait.

      – N'est-ce pas? ma chère, hier matin, dès notre arrivée à Paris, nous sommes allés voir monsieur Grandmorin… Il pouvait être onze heures un quart, n'est-ce pas?

      Il la regardait fixement, elle répéta d'une voix docile:

      – Oui, onze heures un quart.

      Mais ses yeux s'étaient arrêtés sur le coussin noir de sang, elle eut un spasme, des sanglots profonds jaillirent de sa gorge. Et le chef de gare, ému, empressé, intervint:

      – Madame, si vous ne pouviez supporter ce spectacle… Nous comprenons très bien votre douleur.

      – Oh! simplement deux mots, interrompit le commissaire. Nous ferons ensuite reconduire madame chez elle.

      Roubaud se hâta de continuer:

      – C'est alors, après avoir causé de différentes choses, que monsieur Grandmorin nous annonça qu'il devait partir le lendemain, pour aller à Doinville, chez sa soeur… Je le vois encore assis à son bureau. Moi, j'étais ici; ma femme était là… N'est-ce pas, ma chère, il nous a dit qu'il partirait le lendemain?

      – Oui, le lendemain.

      M. Cauche, qui continuait à prendre au crayon des notes rapides, leva la tête.

      – Comment, le lendemain? mais puisqu'il est parti le soir!

      – Attendez donc! répliqua le sous-chef. Même, quand il sut que nous repartions le soir, il eut un instant l'idée de prendre l'express avec nous, si ma femme voulait bien le suivre jusqu'à Doinville, où elle passerait quelques jours chez sa soeur, comme cela était arrivé déjà. Mais ma femme, qui avait beaucoup à faire ici, a refusé… N'est-ce pas, tu as refusé?

      – J'ai refusé, oui.

      – Et voilà, il a été très gentil… Il s'était occupé de moi, il nous a accompagnés jusqu'à la porte de son cabinet…

      N'est-ce pas, ma chère?

      – Oui, jusqu'à la porte.

      – Le soir, nous sommes partis… Avant de nous installer dans notre compartiment, j'ai causé avec monsieur Vandorpe, le chef de gare. Et je n'ai rien vu du tout. J'étais très ennuyé, parce que je nous croyais seuls, et qu'il y avait, dans un coin, une dame que je n'avais pas remarquée; d'autant plus que deux autres personnes, un ménage, sont encore montées au dernier moment… Jusqu'à Rouen non plus, rien de particulier, je n'ai rien vu… Aussi, à Rouen, comme nous étions descendus pour nous dégourdir les jambes, quelle n'a pas été notre surprise, d'apercevoir, à trois ou quatre voitures de la nôtre, M. Grandmorin, debout à la portière d'un coupé! «Comment, monsieur le président, vous êtes parti? Ah! bien, nous ne nous doutions guère de voyager avec vous!» Et il nous a expliqué qu'il avait reçu une dépêche… On a sifflé, nous sommes remontés vite dans notre compartiment, où, par parenthèse, nous n'avons retrouvé personne, tous nos compagnons de route s'étant arrêtés à Rouen, ce qui ne nous a pas fait de peine… Et voilà! c'est bien tout, ma chère, n'est-ce pas?

      – Oui, c'est bien tout.

      Ce récit, si simple qu'il fût, avait fortement impressionné l'auditoire. Tous attendaient de comprendre, la face béante. Le commissaire, cessant d'écrire, exprima la surprise générale, en demandant:

      – Et vous êtes sûr qu'il n'y avait personne dans le coupé, avec monsieur Grandmorin?

      – Oh! ça, absolument sûr.

      Un frémissement courut. Ce mystère qui se posait, soufflait de la peur, un petit froid que chacun sentit passer sur sa nuque. Si le voyageur était seul, par qui avait-il pu être assassiné et jeté du coupé, à trois lieues de là, avant un nouvel arrêt du train?

      Dans le silence, on entendit la voix mauvaise de Philomène:

      – C'est drôle tout de même.

      En se sentant dévisagé, Roubaud la regarda, avec un hochement du menton, comme pour dire qu'il trouvait ça drôle, lui aussi. Près d'elle, il aperçut Pecqueux et madame Lebleu, qui hochaient également la tête. Les yeux de tous s'étaient tournés de son côté, on attendait autre chose, on cherchait sur sa personne un détail oublié, qui éclaircirait l'affaire. Il n'y avait aucune accusation, dans ces regards ardemment curieux; et il croyait pourtant voir poindre le soupçon vague, ce doute que le plus petit fait parfois change en certitude.

      – Extraordinaire, murmura M. Cauche.

      – Tout à fait extraordinaire, répéta M. Dabadie.

      Alors, Roubaud se décida:

      – Ce dont je suis encore bien sûr, c'est que l'express qui va, d'un trait, de Rouen à Barentin, a marché à sa vitesse réglementaire, sans que j'aie remarqué rien d'anormal… Je le dis, parce que, justement, nous trouvant seuls, j'avais baissé la glace, pour fumer une cigarette; et je jetais des coups d'oeil au-dehors, je me rendais parfaitement compte de tous les bruits du train… Même, à Barentin, ayant reconnu sur le quai monsieur Bessière, le chef de gare, mon successeur, je l'ai appelé, et nous avons échangé trois paroles, tandis que, monté sur le marchepied, il me serrait la main… N'est ce pas? ma chère, on peut l'interroger, monsieur Bessière le dira.

      Séverine, toujours immobile et pâle, son fin visage noyé de chagrin, confirma une fois de plus la déclaration de son mari.

      – Il le dira, oui.

      Dès ce moment, toute accusation devenait impossible, si les Roubaud, remontés à Rouen, dans leur compartiment, y avaient été salués, à Barentin, par un ami. L'ombre de soupçon que le sous-chef croyait avoir vue passer dans les yeux, s'en était allée; et l'étonnement de chacun grandissait. L'affaire prenait une tournure de plus en plus mystérieuse.

      – Voyons, dit