Le paravent de soie et d'or. Gautier Judith

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Название Le paravent de soie et d'or
Автор произведения Gautier Judith
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
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Un contre dix au début du combat, les soldats de l'Annam ne sont plus qu'un contre cent. Et pourtant, ce sont eux à présent qui marchent sur la terre chinoise: ils refoulent dans les gorges étroites les guerriers du Fils-du-Ciel.

      Ceux-ci, harassés d'avoir tant tué, ont l'air de céder, de s'enfuir. Leur chef Lu-Lan, blessé au visage, du geste et de la voix les entraîne en arrière et bientôt tous s'éloignent, disparaissent, abandonnent le lieu du combat.

      – Lée-Line! Lée-Line! Fleur-Royale l'appelle: elle est blessée, blessée à mort!

      Tige-d'Or a rejoint le prince qui poursuivait l'ennemi, et Lée-Line, avec un sursaut douloureux, s'arrête court, tourne bride, revient ventre à terre.

      La reine est restée à cheval, si pale qu'elle semble une statue d'ivoire. On lui a enlevé sa cuirasse pour comprimer sous les plis d'une écharpe sa poitrine qui saigne. Dans l'ardeur du combat ses cheveux se sont dénoués sous le casque; l'héroïsme et la fièvre font resplendir ses yeux.

      – Merci, Lée-Line, dit-elle, je te dois ces dernières heures de victoire. C'est grâce à toi que mon sang, comme un sceau royal, a mis sa marque sur le sol ennemi. La fin est venue pourtant, et c'est ici l'adieu suprême!

      – L'adieu!.. non, pas entre nous: me voici, et où tu iras, j'irai.

      Leurs chevaux se touchent, Lée-Line soutient de son bras la reine qui défaille et appuie sa tête lasse sur l'épaule du guerrier.

      – La vie nous a séparés, dit-elle, puisse la mort nous réunir. Regarde dans mon cœur, la blessure, en ouvrant ma poitrine, l'a mis à nu… Regarde, tu y verras ton image; il était le temple où je gardais ton souvenir. O compagnon de mon printemps!

      – Ah! ne restons pas sur la terre! s'écria Lée-Line, ce n'est plus notre place: le pasteur de buffles est devenu l'égal des dieux.

      – Tes yeux brillent comme des phares à l'entrée des pays célestes; ils m'annoncent le repos délicieux après la tempête.

      – Alerte! cria Tige-d'Or.

      Une colère trembla dans sa voix.

      – Tu es toujours le roi de l'Annam, tu n'es pas libre encore; avant la mort, veille à ta gloire.

      Et elle cravacha les chevaux, pour déchirer cet adieu qui commençait l'éternité.

      – Tout n'est donc pas fini! dit la reine, qu'y a-t-il?

      Des éclaireurs étaient là, revenus en hâte, haletants.

      A quelques minutes de marche, une armée formidable s'avançait. Le général Ma-Vien, le plus illustre des chefs chinois, dont la fille avait épousé l'héritier du ciel, la conduisait. Toute cette horde, que l'on avait vaincue, n'était que l'avant-garde de l'armée véritable.

      – Quelques centaines de soldats blessés et harassés, c'est tout ce qui nous reste, dit Tige-d'Or.

      – Ah! je ne veux pas tomber entre les mains de l'ennemi! s'écria Fleur-Royale. Je dois mourir sur la terre d'Annam, reconquise par moi, reperdue aujourd'hui, hélas! C'est ce sol sacré qui doit boire mon sang. C'est dans l'air natal que doit s'exhaler mon souffle. Sauve-moi, Lée-Line, protège ma fuite: sois pareil aux dieux, barre la route à toute cette armée, qu'elle me laisse le temps d'atteindre la rivière du Cam-hé.

      – Je le ferai, dit le prince: emmène tous ces soldats hésitants, qu'ils soient ton escorte. Seul je défendrai ce défilé, assez de temps pour que tu atteignes la rivière, et après, je le jure, j'irai te rejoindre. Tu m'as enseigné par l'exemple que la volonté peut tout.

      – Adieu donc, dit Tige-d'Or, tu me retrouveras aussi.

      – A bientôt, cria la reine, la récompense nous attend.

      Et les chevaux s'enfuirent au galop, tandis que Fleur-Royale, retournée sur sa selle, vers Lée-Line, du doigt lui montrait le ciel…

      Sous l'ombre épaisse des banians séculaires aux colossales ramures, deux par deux, les bonzesses marchaient, le front grave, laissant traîner sur les dalles disjointes de la chaussée leur longue tunique grise à manches très amples. A droite et à gauche, elles montent lentement les escaliers de pierre qui conduisent au terre-plein de la pagode.

      Une grosse cloche gronde et tinte à coups irréguliers.

      On voit s'étager les toitures du temple, les trois toitures pourpres de moins en moins larges, dont les angles se relèvent comme des pointes d'ailes. Sur les arêtes sont sculptés le dragon Long et l'oiseau Foo-Ouan. Plus haut que l'édifice les arbres géants étendent leurs branchages touffus.

      Deux éléphants noirs, en terre peinte, pourvus de défenses naturelles, flanquent la porte du sanctuaire qui creuse un carré sombre comme la bouche d'une caverne. Les bonzesses apparaissent un instant, blanches sur cette ombre, puis elles s'enfoncent dans la nuit. A l'intérieur, la lumière du jour ne pénètre pas. De grands flambeaux et des lanternes de soie éclairent les draperies rouges qui voilent l'autel sur ses quatre faces et dont les plis somptueux tombent des hauteurs obscures. A droite et à gauche, de petites chapelles, fermées par des stores transparents, laissent voir confusément des statuettes dorées, et, entre les chapelles, sur les murailles, sont sculptés des tigres, des tortues géantes, des chevaux ailés. Une femme au noble visage sous ses longs cheveux blancs, la supérieure des religieuses, est accroupie sur une natte, en avant de l'autel. Toutes les bonzesses se rangent en demi-cercle autour d'elle et s'accroupissent chacune sur une natte.

      La cloche cesse de tinter, laissant ses dernières vibrations trembler longtemps. La supérieure fait un geste et les rideaux de pourpre, s'enroulant sur eux-mêmes, remontent vers le plafond invisible.

      Sur un piédestal de marbre, deux statues colossales apparaissent, deux femmes agenouillées, les mains tendues vers le ciel. L'une est vêtue d'une robe de satin jaune, l'autre d'une robe de soie rouge. Une mitre extrêmement haute, surchargée de fleurs d'or, les coiffe. De chaque côté des inscriptions disent le nom des déesses:

BA-TIOUNE-TIAC, BA-TIOUNE-NHI

      Sur les tables des offrandes, couvertes de vases précieux et de flambeaux allumés, les desservantes entassent des fruits et des fleurs; d'autres jettent sur les braises des grandes cassolettes de bronze, les bois odorants dont la fumée monte en minces filets qui oscillent.

      Un gros livre, posé sur un pupitre, est ouvert devant la supérieure.

      – Aujourd'hui, jour anniversaire de la grande bataille, dit-elle, je dois vous dire le récit de la sainte mort du Prince à la Tête Sanglante.

      Et en balançant un peu son corps, au rhythme de la mélopée, elle psalmodie d'une voix monotone:

      «Cent mille guerriers! Cent mille guerriers! Ils couvrent les sommets, les pentes, les vallées. «Les fils du Dragon viennent pour dévorer l'Annam. Ils veulent saisir les deux femmes sublimes qui leur ont infligé tant de défaites et les ont chassés du beau royaume qu'ils avaient conquis.

      «Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! Ils atteignent l'étroit défilé qu'il faudra franchir pour entrer dans le triste pays d'Annam.

      «Un seul homme est là qui barre la route, un seul homme vivant. Mais toute une foule de morts qui défendent encore leur roi, car, remis debout, ils obstruent la route et font face à l'ennemi avec des visages effroyables.

      «Le vivant, c'est le prince Lée-Line, qui a juré d'arrêter toute cette armée assez longtemps pour que les deux sœurs royales puissent atteindre la rivière Cam-hé.

      «Cent mille guerriers! Cent mille guerriers chinois! Le prince lance des flèches et fait des morts parmi eux. Et les morts ennemis qui s'entassent, barrent aussi la route.

      «Des milliers de flèches volent vers le prince, mais elles ne l'atteignent pas; il les saisit au vol et les renvoie à l'ennemi, de sorte qu'il ne manque jamais de flèches.

      « – C'est un prodige! crient les assaillants. Et le prodige dure jusqu'au soir.

      «Alors, plein de colère, le général Ma-Vien s'avance lui-même, il franchit les morts et vient combattre le prince.

      «