Paris. Emile Zola

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Название Paris
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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des fois. Vous pouvez venir à l'hôtel vers six heures, mais je doute que vous la trouviez, pour peu que son affaire la retienne.

      Ses yeux meurtriers luisaient, chacun de ses mots prenait une férocité de moquerie affreuse, ainsi que des couteaux dont elle aurait voulu trouer la gorge, si adorable encore, de sa mère. Jamais certainement elle ne l'avait exécrée à ce point, dans l'envie de sa beauté, de sa joie, du bonheur qu'elle goûtait à être aimée. Et son ironie, sortie de ses lèvres de vierge, devant ce prêtre innocent, était comme un flot de boue cachée, dont elle cherchait à la noyer.

      Mais Rosemonde revint, fébrile, dans son éternel coup de vent. Elle emmena Camille.

      – Ah! ma chère, arrivez donc! Elles sont extraordinaires, délicieuses, enivrantes!

      Janzen et le petit Massot suivirent la princesse. Tous les hommes accouraient des pièces voisines, se bousculaient, s'engouffraient dans le salon, à la nouvelle que les Mauritaines venaient d'y reprendre leurs danses. Cette fois, ce devait être le galop dont chuchotait Paris, cette ruée frénétique où elles bondissaient, hennissaient comme des cavales, sous le fouet du grand rut; car Pierre vit osciller et se tordre les rangées de têtes, les nuques blondes, les nuques brunes, sur lesquelles sembla passer un vent lourd. Fenêtres closes, l'incendie des lampes électriques allumait un brasier, fumant d'une odeur de chair. Et ce fut une pâmoison, des rires encore, des bravos, une volupté, une débauche qui débordait.

      Lorsque Pierre se retrouva sur le trottoir, il resta un moment ahuri, les paupières battantes, étonné de retomber dans le plein jour. La demie de quatre heures allait sonner, il avait près de deux heures à attendre, avant de se présenter à l'hôtel de la rue Godot-de-Mauroy. Qu'allait-il faire? Il paya son cocher, préférant descendre à pied les Champs-Elysées, doucement, puisqu'il avait du temps à perdre. Cela, peut-être, calmerait la fièvre qui lui brûlait les mains, dans cette passion de charité qui, peu à peu, depuis le matin, l'avait envahi de nouveau, à mesure qu'il rencontrait des obstacles, sans cesse renaissants. Maintenant, il n'avait plus qu'une hâte, achever sa bonne œuvre, qu'il croyait enfin certaine. Et il s'efforçait d'attarder son pas, de prendre une allure de promenade, le long de l'avenue magnifique, que le clair soleil venait de sécher et qu'une foule égayait, sous le ciel redevenu bleu, d'un bleu léger de printemps.

      Près de deux heures à perdre, pendant que le misérable Laveuve, là-bas, sur ses loques, dans son taudis glacé, agonisait. De brusques révoltes, des flots d'irrésistible impatience, remontaient chez Pierre, le secouaient d'un besoin de courir, de trouver à l'instant la baronne Duvillard, pour obtenir d'elle l'ordre sauveur. Il se doutait bien qu'elle était par là, dans une de ces rues discrètes, et quel trouble en lui, quelle colère désolée d'avoir à attendre de la sorte, pour sauver une existence, qu'elle eût fini cette affaire, dont sa fille parlait avec des regards assassins! Il lui semblait entendre un craquement formidable, la famille bourgeoise qui s'effondrait: le père chez une fille, la mère aux bras d'un amant, le frère et la sœur sachant tout, l'un glissant aux perversités imbéciles, l'autre enragée, rêvant de voler cet amant à sa mère pour en faire un mari. Et les équipages descendaient au grand trot la triomphale avenue, et la foule coulait avec son luxe le long des contre-allées, et tout ce monde était joyeux et superbe, sans paraître se douter qu'il y avait au bout, quelque part, un gouffre béant, où ils allaient tous culbuter et s'anéantir.

      Comme Pierre arrivait à la hauteur du Cirque d'été, il eut la surprise de reconnaître de nouveau, sur un banc, Salvat. L'ouvrier devait être venu là s'échouer, après bien des recherches vaines, terrassé par la fatigue et la faim. Pourtant, sous son veston, on voyait toujours une bosse, le morceau de pain, sans doute, qu'il rapportait au logis. Et, adossé, les bras abandonnés, il regardait de ses yeux de rêve jouer de tout petits enfants, qui, devant lui, faisaient laborieusement des tas de sable, avec des pelles, puis qui, à coups de pied, les détruisaient. Ses paupières rougies se mouillaient, un sourire d'une infinie douceur était sur ses pauvres lèvres décolorées. Cette fois, Pierre, envahi d'une inquiétude, voulut l'aborder, le questionner. Mais Salvat, méfiant, se leva, s'en alla du côté du Cirque, dans lequel s'achevait un concert; et il rôda devant la porte de ce monument de fête, où deux mille heureux, entassés, écoutaient de la musique.

      V

      Comme il arrivait à la place de la Concorde, Pierre se rappela brusquement le rendez-vous que l'abbé Rose lui avait donné, vers quatre heures, à la Madeleine, et qu'il oubliait, au milieu de la fièvre de ses démarches. Il était en retard, il hâta le pas, heureux de ce rendez-vous qui allait l'occuper et le faire patienter.

      Quand il entra dans l'église, il fut surpris d'y trouver la nuit tombée presque entièrement. Quelques cierges seuls brûlaient, de grandes ombres avaient envahi la nef; et, au milieu de ces demi-ténèbres, une voix très haute, très claire, parlait d'un flot continu, sans qu'on distinguât d'abord rien autre chose du nombreux auditoire, que la masse pâle et confuse des têtes, immobiles d'attention. C'était monseigneur Martha, qui, en chaire, achevait sa troisième conférence sur l'Esprit nouveau. Les deux premières avaient eu un grand retentissement. Et tout Paris était là, des femmes du monde, des hommes politiques, des écrivains, séduits par l'art de l'orateur, une diction adroite et chaude, des gestes amples de grand comédien.

      Pierre ne voulut pas troubler cette attention recueillie, ce silence frissonnant où sonnait seule la parole, du prêtre. Et il attendit pour chercher l'abbé Rose, il se tint debout près d'un pilier. Un reste de jour, la lueur oblique et mourante d'une fenêtre éclairait justement le conférencier, grand et fort dans la blancheur de son surplis, à peine grisonnant, bien qu'il eût dépassé la cinquantaine. Il avait de beaux traits, des yeux noirs et vifs, un nez plein d'autorité, un menton surtout et une bouche du dessin le plus ferme. Mais ce qui frappait, ce qui gagnait les cœurs, c'était l'effort de sympathie, l'expression constante d'extrême amabilité, qui détendait et noyait l'impérieuse autorité du visage.

      Autrefois, Pierre l'avait connu curé de Sainte-Clotilde. Il devait être d'origine italienne, né à Paris d'ailleurs, sorti de Saint-Sulpice avec les meilleures notes, esprit très intelligent, très ambitieux, d'une activité qui avait même commencé par inquiéter ses supérieurs. Puis, nommé évêque de Persépolis, il avait disparu, était allé passer cinq ans à Rome, dans des besognes restées obscures. Et, depuis son retour, il émerveillait Paris par son heureuse propagande, s'occupant des affaires les plus multiples, très aimé à l'archevêché, où il était devenu tout-puissant. Mais surtout il s'employait, avec une miraculeuse efficacité, à décupler les souscriptions pour l'achèvement de la basilique du Sacré-Cœur. Rien ne lui coûtait, ni les voyages, ni les conférences, ni les quêtes, ni les démarches chez les ministres, et jusque chez les Juifs et les francs-maçons. Dans les derniers temps, il avait encore élargi la sphère d'action où il opérait, il en était à réconcilier la science avec le catholicisme, à rallier toute la France chrétienne à la république, prêchant partout la politique de Léon XIII, pour le triomphe définitif de l'Eglise.

      Malgré les avances de cet homme influent et aimable, Pierre ne l'aimait guère. Il ne lui gardait qu'une reconnaissance, celle d'avoir fait nommer le bon abbé Rose vicaire à Saint-Pierre de Montmartre, sans doute afin d'empêcher le scandale d'un vieux prêtre menacé d'être puni pour s'être montré trop charitable. Et, à le retrouver, à l'entendre ainsi, dans cette chaire retentissante de la Madeleine, poursuivant sa campagne de conquête, il venait de le revoir, chez les Duvillard, au printemps dernier, lorsqu'il y avait mené à bien, avec son ordinaire maîtrise, la conversion d'Eve au catholicisme, son plus beau triomphe. Le baptême avait eu lieu dans cette même église, une cérémonie d'une extraordinaire pompe, un véritable gala, donné au public de tous les grands événements parisiens. Gérard, agenouillé, était ému aux larmes; tandis que le baron triomphait, en bon mari, heureux de voir la religion établir enfin l'harmonie parfaite en son ménage. On racontait, dans les groupes, que la famille d'Eve, le vieux Justus Steinberger, son père, n'était pas au fond trop fâché de l'aventure, ricanant, disant qu'il connaissait assez sa fille pour la souhaiter à son pire ennemi. En banque, il est des valeurs qu'on aime à voir escompter chez les rivaux. Sans doute, avec l'espoir entêté du triomphe de sa race, se consolant de l'échec de son premier calcul, se disait-il qu'une