La Terre. Emile Zola

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Название La Terre
Автор произведения Emile Zola
Жанр Зарубежная классика
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Издательство Зарубежная классика
Год выпуска 0
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de placé. Vous avez trop coûté pour ça, mauvais bougres!.. Mais est-ce que ça vous regarderait, est-ce que je ne suis pas le maître, le père?

      Il semblait grandir, dans ce réveil de son autorité. Pendant des années, tous, la femme et les enfants, avaient tremblé sous lui, sous ce despotisme rude du chef de la famille paysanne. On se trompait, si on le croyait fini.

      – Oh! papa, voulut ricaner Buteau.

      – Tais-toi, nom de Dieu! continua le vieux, la main toujours en l'air, tais-toi, ou je cogne!

      Le cadet bégaya, se fit tout petit sur sa chaise. Il avait senti le vent de la gifle, il était repris des peurs de son enfance, levant le coude pour se garer.

      – Et toi, Hyacinthe, n'aie pas l'air de rire! et toi, Fanny, baisse les yeux!.. Aussi vrai que le soleil nous éclaire, je vas vous faire danser, moi!

      Il était seul debout et menaçant. La mère tremblait, comme si elle eût craint les torgnoles égarées. Les enfants ne bougeaient plus, ne soufflaient plus, soumis, domptés.

      – Vous entendez ça, je veux que la rente soit de six cents francs… Autrement, je vends ma terre, je la mets en viager. Oui, pour manger tout, pour que vous n'ayez pas un radis après moi… Les donnez-vous, les six cents francs?

      – Mais, papa, murmura Fanny, nous donnerons ce que vous demanderez.

      – Six cents francs, c'est bien, dit Delhomme.

      – Moi, déclara Jésus-Christ, je veux ce qu'on veut.

      Buteau, les dents serrées de rancune, parut consentir par son silence. Et Fouan les dominait toujours, promenant ses durs regards de maître obéi. Il finit par se rasseoir, en disant:

      – Alors, ça va, nous sommes d'accord.

      M. Baillehache, sans s'émouvoir, repris de sommeil, avait attendu la fin de la querelle. Il rouvrit les yeux, il conclut paisiblement:

      – Puisque vous êtes d'accord, en voilà assez… Maintenant que je connais les conditions, je vais dresser l'acte… De votre côté, faites arpenter, divisez et dites à l'arpenteur de m'envoyer une note contenant la désignation des lots. Lorsque vous les aurez tirés au sort, nous n'aurons plus qu'à inscrire, après chaque nom, le numéro tiré, et nous signerons.

      Il avait quitté son fauteuil pour les congédier. Mais ils ne bougèrent pas encore, hésitant, réfléchissant. Est-ce que c'était bien tout? n'oubliaient-ils rien, n'avaient-ils pas fait une mauvaise affaire, sur laquelle il était peut-être temps de revenir?

      Trois heures sonnèrent, il y avait près de deux heures qu'ils étaient là.

      – Allez-vous-en, leur dit enfin le notaire. D'autres attendent.

      Ils durent se décider, il les poussa dans l'étude, où, en effet, des paysans, immobiles, raidis sur les chaises, patientaient, tandis que le petit clerc suivait par la fenêtre une bataille de chiens, et que les deux autres, maussades, faisaient toujours craquer leurs plumes sur du papier timbré.

      Dehors, la famille demeura un moment plantée au milieu de la rue.

      – Si vous voulez, dit le père, l'arpentage sera pour après-demain, lundi.

      Ils acceptèrent d'un signe de tête, ils descendirent la rue Grouaise, à quelques pas les uns des autres.

      Puis, le vieux Fouan et Rose ayant tourné dans la rue du Temple, vers l'église, Fanny et Delhomme s'éloignèrent par la rue Grande. Buteau s'était arrêté sur la place Saint-Lubin, à se demander si le père avait ou n'avait pas de l'argent caché. Et Jésus-Christ, resté seul, après avoir rallumé son bout de cigare, entra, en se dandinant, au café du Bon Laboureur.

      III

      La maison des Fouan était la première de Rognes, au bord de la route de Cloyes à Bazoches-le-Doyen, qui traverse le village. Et, le lundi, le vieux en sortait dès le jour, à sept heures, pour se rendre au rendez-vous donné devant l'église, lorsqu'il aperçut, sur la porte voisine, sa soeur, la Grande, déjà levée, malgré ses quatre-vingts ans.

      Ces Fouan avaient poussé et grandi là, depuis des siècles, comme une végétation entêtée et vivace. Anciens serfs des Rognes-Bouqueval, dont il ne restait aucun vestige, à peine les quelques pierres enterrées d'un château détruit, ils avaient dû être affranchis sous Philippe le Bel; et, dès lors, ils étaient devenus propriétaires, un arpent, deux peut-être, achetés au seigneur dans l'embarras, payés de sueur et de sang dix fois leur prix. Puis, avait commencé la longue lutte, une lutte de quatre cents ans, pour défendre et arrondir ce bien, dans un acharnement de passion que les pères léguaient aux fils: lopins perdus et rachetés, propriété dérisoire sans cesse remise en question, héritages écrasés de tels impôts qu'ils semblaient fondre, prairies et pièces de labour peu à peu élargies pourtant, par ce besoin de posséder, d'une ténacité lentement victorieuse. Des générations y succombèrent, de longues vies d'hommes engraissèrent le sol; mais, lorsque la Révolution de 89 vint consacrer ses droits, le Fouan d'alors, Joseph-Casimir, possédait vingt et un arpents, conquis en quatre siècles sur l'ancien domaine seigneurial.

      En 93, ce Joseph-Casimir avait vingt-sept ans; et, le jour où ce qu'il restait du domaine fut déclaré bien national et vendu par lots aux enchères, il brûla d'en acquérir quelques hectares. Les Rognes-Bouqueval, ruinés, endettés, après avoir laissé crouler la dernière tour du château, abandonnaient depuis longtemps à leurs créanciers les fermages de la Borderie, dont les trois quarts des cultures demeuraient en jachères. Il y avait surtout, à côté d'une de ses parcelles, une grande pièce que le paysan convoitait avec le furieux désir de sa race. Mais les récoltes étaient mauvaises, il possédait à peine, dans un vieux pot, derrière son four, cent écus d'économies; et, d'autre part, si la pensée lui était un moment venue d'emprunter à un prêteur de Cloyes, une prudence inquiète l'en avait détourné: ces biens de nobles lui faisaient peur; qui savait si on ne les reprendrait pas, plus tard? De sorte que, partagé entre son désir et sa méfiance, il eut le crève-coeur de voir, aux enchères, la Borderie achetée le cinquième de sa valeur, pièce à pièce, par un bourgeois de Châteaudun, Isidore Hourdequin, ancien employé des gabelles.

      Joseph-Casimir Fouan, vieilli, avait partagé ses vingt et un arpents, sept pour chacun, entre son aînée, Marianne, et ses deux fils, Louis et Michel; une fille cadette, Laure, élevée dans la couture, placée à Châteaudun, fut dédommagée en argent. Mais les mariages rompirent cette égalité. Tandis que Marianne Fouan, dite la Grande, épousait un voisin, Antoine Péchard, qui avait dix-huit arpents environ, Michel Fouan, dit Mouche, s'embarrassait d'une amoureuse, à laquelle son père ne devait laisser que deux arpents de vigne. De son côté, Louis Fouan, marié à Rose Maliverne, héritière de douze arpents, avait réuni de la sorte les neuf hectares et demi, qu'il allait, à son tour, diviser entre ses trois enfants.

      Dans la famille, la Grande était respectée et crainte, non pour sa vieillesse, mais pour sa fortune. Encore très droite, très haute, maigre et dure, avec de gros os, elle avait la tête décharnée d'un oiseau de proie, sur un long cou flétri, couleur de sang. Le nez de la famille, chez elle, se recourbait en bec terrible; des yeux ronds et fixes, plus un cheveu, sous le foulard jaune qu'elle portait, et au contraire toutes ses dents, des mâchoires à vivre de cailloux. Elle marchait le bâton levé, ne sortait jamais sans sa canne d'épine, dont elle se servait uniquement pour taper sur les bêtes et le monde. Restée veuve de bonne heure avec une fille, elle l'avait chassée, parce que la gueuse s'était obstinée à épouser contre son gré un garçon pauvre, Vincent Bouteroue; et, même, maintenant que cette fille et son mari étaient morts de misère, en lui léguant une petite-fille et un petit-fils, Palmyre et Hilarion, âgés déjà, l'une de trente-deux ans, l'autre de vingt-quatre, elle n'avait pas pardonné, elle les laissait crever la faim, sans vouloir qu'on lui rappelât leur existence. Depuis la mort de son homme, elle dirigeait en personne la culture de ses terres, avait trois vaches, un cochon et un valet, qu'elle nourrissait à l'auge commune, obéie par tous dans un aplatissement de terreur.

      Fouan, en la voyant sur sa porte, s'était approché, par égard. Elle était son aînée de dix ans, il avait